fit./ cCftdi.a.Ù-m^'^
Louis Mercier
DU MEMK AUTEUR
Au DELA DU CŒUR, nouvelles.
Lks Lumières, album tle poèmes en prose avec trois litho-
graphies de G. Gass.
Triptyques, album de poèmes en prose avec ornements de
Paul VULLIAUD.
Vingt-quatre poèmes en prose pour honorer ma Demeure
ET CHANTER MON JaRDIN.
Conférence sur Albert Samain, avec un autographe.
Conférence sur Emile Verhaeren, avec un portrait et un
autographe.
Conférence sur François Coppée, avec un portrait et un
autographe.
Louis Le Cardo.n.nel, avec un autographe.
Paul Verlaine, poète catholique, avec un portrait.
Francis Jammes, poète chrétien, avec un portrait et un
autographe.
Charles Guérin, avec une préface de Francis Jammbs,
deux autographes et un portrait.
RiOGRAPHiE de René Bazin, collection des Célébrités
d'aujourd'hui.
Notules, pensées et réllexions.
\
ALBERT DE BERSAUCOURT
Louis Mereier
^^i^<
PARIS
JOUVE ET C'% ÉDITEURS
l5, RUE RACINE, l5
I9I2
M. Louis Mercier est de ces poètes qui ont la
chance d'écouter leur àme et de Texprimer à loisir
dans le calme d'une existence lente et réfléchie. A
l'abri de toute dissipation, loin du tumulte, insou-
cieux des succès éclatants, mais fugitifs, dont se
contentent, parfois, les artistes peu scrupuleux, il
goûte, dans la petite ville de Roanne où l'a fixé,
depuis 1897, une besogne de journaliste, le charme
d'un décor familier, et laisse longuement mûrir en
lui de graves pensées qui, se détachant comme les
fruits lourds et dorés de l'automne, nous valent
ces recueils d'une inspiration sans faiblesse par
lesquels vivra son nom. Il a une autre chance. La
gloire qu'il n'a pas cherchée n'est pas encore venue
1
jusqu'à lui et, s'il possède l'estime des lettrés qui
est le juste prix de son noble effort et le plus sûr
encouragement à persévérer dans son ambition, il
n'est pas tenté, pour ménager certains, ou pour leur
plaire, de les imiter, de modifier ou de restreindre
son inspiration et d'aliéner avec son indépendance
l'originalité de son talent. Protégé des manifestes
des écoles aussi bien que des recettes des maîtres
à la mode, il garde, dans la solitude qu'il a choisie
et au perpétuel contact des choses et des gens qu'il
peint, cette liberté et cette lucidité qui nous per-
mettent de nous découvrir tout entier et nous
assurent de nous réaliser pleinement. L'on ne
sétonnera donc pas que M. Louis Mercier soit en
progrès constant et que, fort isolé, sans notoriété
appréciable, il soit, néanmoins, un poète digne de
nous retenir.
Quelques indications biographiques permettront
de le connaître davantage. Du reste, elles ne sont
pas inutiles à l'intelligence de son œuvre. Il est né,
le 6 avril 1870, à Coutoudre, pays du Roannais.
Ses parents, paysans, faisaient valoir un petit
domaine. C'étaient des croyants d'une vie exem-
plaire, d'une piété sévère, voire même rigoriste, et
M. Louis Mercier a toujours pensé, sans en avoir
eu des preuves définitives, que ses ascendants
paternels avaient subi, à un moment donné,
l'influence d'un curé janséniste. Le père du poète
possédait une sensibilité très vive ; malgré l'humi-
lité de sa condition, il avait eu la curiosité de
s'instruire et connaissait beaucoup de choses qu'il
avait apprises, seul. Il lisait l'Histoire sainte,
l'Histoire de France, le Code, savait le plain-chant,
un peu de musique. Sa science lui valut d'être
maire sous l'Empire. Je le vois, ce vieil homme,
suivant d'un doigt lourd la phrase qu'il a de la
peine à lire, et combien il me paraît touchant quand
il donne à son fils, qui en devait si bien profiter,
l'exemple du travail et du tenace effort ! Je l'entends
quand il chante, le dimanche, un cantique d'un
rythme simple et un peu lent, accordé à son àme
un peu lente et simple de laboureur. Et l'enfant
attentif écoutait s'éveiller et résonner en lui l'har-
monie paisible qui règle, aujourd'hui, ses vers...
Tandis que naissait M. Louis Mercier, son frère
aîné était à la guerre. Cet aîné est resté cultivateur.
Ses deux frères sont dominicains; sa sœur est
morte religieuse de Saint-Vincent de Paul. IS'est-ce
point assez dire le milieu auquel ils appartenaient
et les exemples qu'ils y avaient reçus?
Le futur poète manifestait peu de goût pour le
labeur des champs, et la propriété, dont l'aîné devait
avoir le quart, était trop petite pour deux. On
résolut donc de le faire instruire. Ayant passé
quelques mois chez le vicaire de la paroisse, il
entra au petit séminaire de Saint-Jodard où il fit
ses études secondaires, et suivit ensuite les cours
de la Faculté catholique de Lyon. Après une
absence de trois ans, à Tunis, consacrée à son
service militaire, il se fixa définitivement, comme
je l'ai indiqué, à Roanne. Depuis 1897, il n'est
allé à Paris que trois fois, afin d'y voir M. Gabriel
Aubray et M. de Ribier, le directeur de la Revue
des Poètes, qui sont à peu près ses seuls amis.
Mais Paris épouvante ce sage qui n'a pas besoin
d'intrigues et refuse de se laisser accaparer par
les salons ou les cafés littéraires. Aussi revient-il
bien vite dans sa chère province, et ses trois voyages
réunis n'ont pas duré trois semaines.
La poésie était, naturellement, la distraction
favorite de l'élève du petit séminaire de Saint-
Jodard, et, dès la classe de seconde, il alignait
quantité de vers. Les vers que l'on écrit au collège
sont souvent mauvais, et les raisons de cette mala-
dresse ne manquent pas ; l'arrivée inopinée du
surveillant dérange l'inspiration ; les mots de la
version latine que l'on néglige au profit de la Muse
se substituent aux rimes ; le pensum est à craindre ;
on n'a nullement souffert de la jeune femme que
l'on maudit dans ses strophes, puisque, — motif
unique, mais excellent, — elle n'existe pas;
désire-t-on exalter les attraits et les charmes de
la môme improbable jeune femme, on le fait de
confiance, par ouï-dire, et rien ne vaut, en pareille
matière, la sincérité; les réminiscences vous
assaillent, et puis, vraiment, la bonne volonté
remplace trop l'expérience. Bref, les vers du jeune
Louis Mercier étaient exécrables.
Cependant, vers 1800, il commençait à savoir son
métier, et plusieurs poèmes passables de cette date
se trouvent dans L Enchantée , son premier livre.
C'est en 1890 qu'il se fit imprimer pour la
première fois, àoxi^ le Journal de Roanne, à Toc-
casion d'un concours littéraire. La pièce ne figure
pas dans ses recueils. Il envoyait également à
l'Académie des Jeux Floraux des sonnets, des
ballades et des idylles qui lui valurent un œillet
d'argent. Peu après il collabora au Magasin litté-
raire de Gand, revue maintenant défunte où
écrivaient Eugène Demolder, Paul Demade,
H. Carton de Wiart, et autres auteurs belges
plus ou moins arrivés depuis. En 1895, r Ermi-
tage d'Henri Mazel et d'Edouard Ducoté insérait
le Tueur de Sirènes, long poème composé en
Tunisie. M. Louis Mercier s'intéressait alors, —
et U Enchantée le prouve, — aux querelles et aux
polémiques soulevées par Verlaine, Mallarmé et
leurs disciples. E Enchantée parut en 1897. Tiré
d'ailleurs à petit nombre, l'ouvrage n'eut ni bonne
ni mauvaise presse, attendu que personne n'en
parla. Rendons pourtant justice à M. Gaston
Deschamps qui le signala en dix lignes du Temps.
Certes, ce livre de début a plus d'un défaut, et
nous allons le voir. Il méritait toutefois un autre
accueil et l'aurait certainement obtenu si la
critique n'avait été lasse des bouffonneries des
mauvais ouvriers du symbolisme et des sottes
exagérations de plusieurs de ses partisans animés
d'un zèle malencontreux. Or, iM. Louis Mercier
pouvait être soupçonné d'adopter les théories
subversives qui avaient cours et, d'autre part,
plusieurs des poèmes de IS Enchantée, limpides et
harmonieux, devaient forcément mécontenter les
novateurs. L'insuccès fut complet.
M. Louis Mercier ne se découragea pas et
continua sa collaboration à l Ermitage. L'un de ses
poèmes, Laus Herbarum, lui attira dans le Journal
du 12 janvier 1908, une très bienveillante appré-
ciation deTlieuriet, et, lorsque L Enchantée eut été
envoyée au romancier, il signala le recueil à ses
lecteurs, louant M. Louis Mercier de savoir puiser
à des sources vierges, d'être un « vrai poète
toujours ému et très personnel », citant quelques
vers bien choisis .
On connaissait maintenant l'existence littéraire
du débutant. Oh ! forl peu ! Mais enfin on la con-
naissait et, sans doute, ces aimables articles per-
mirent-ils à M. Louis Monicr d'ohlenir la uliis
importante fraction du prix Archon-Despérouses
pour les Voix de la Terre et du Temps, le volume
qui succéda à U Enchantée, en 1903. Cette fois, le
poète n'eut pas à se plaindre. Les critiques ne lui
ménagèrent pas les éloges, et M. Gabriel Aubray,
dans un vibrant article du Mois littéraire et pitto-
resque \ osa écrire : « M. Louis Mercier m appa-
raît, je ne dis pas seulement comme un imitateur
ou un héritier de Vigny, je dis en toute sincérité.
et après avoir bien mûri mon jugement, comme
un autre Vigny ; j'ajoute encore : d'inspiration
plus variée, de plastique plus égale, de jaillisse-
ment plus spontané, plus chaud, d'âme plus fer-
vente et plus tendre. » L'éloge n'était pas mince.
M. Louis Mercier s'appliqua à le mériter par de
nouvelles œuvres fortes et consciencieuses, le
Poème de la Maison paru en 1906, Lazare le
Ressuscité et Ponce Pilate\ Nous en espérons
d'autres qui ne leur seront pas inférieures.
1. /.'Alfred dp l'if/ni/ du imtirenii siècle : M. /.oiiis Mercier,
par Gabriel Aubray. fc Mois litlrraire et pittoresque, juin 1903.
2. Les livres de M. Louis Mercier oui été édités cbez Calmann-
Lévy. Avant d'être réunis en un seul volume, Lazare le /iessus-
cité et Ponce-Pilale oni paru séparément en éditions de luxe, chez
Lardanchet, à Lyou .
— 9 —
Il est temps de clore cette courte biographie que
la modestie de M. Louis Mercier n'a pas voulu
plus longue ni plus explicite. Néanmoins, avant
de la terminer, remarquons qu'il nous est déjà
facile d'apercevoir les caractères essentiels de notre
poète. Issu d'une famille de paysans, ayant long-
temps vécu près de la terre, il conservera aux
horizons de son enfance et à la vie rurale, une
grande tendresse ; tout imprégné de catholicisme
par son éducation, se souvenant des pieux ensei-
gnements qu'il a reçus des siens et des prêtres qui
l'ont élevé, il gardera une foi profonde, et il aura,
du catholi(iue, la crainte du péclié, le sentiment
de la vanité de la vie, l'intime persuasion qu'il est
vain de chercher, hors de Dieu, l'amour qui ne
trompe pas et le sens de notre destinée. Ainsi
l'existence de M. Louis Mercier explique les idées
que nous découvrons dans son œuvre.
II
L'amour du poète pour la nature et son rare bon-
heur à peindre les actes et les pensées de ceux qui
vivent constamment avec elle, le pessimisme de
M. Louis Mercier, sa raysoginie et sa foi, vous
trouverez tout cela dans LEnchanlèc. Dès son pre-
mier recueil, il s'est entièrement exprimé. Au
moins a-t-il indiqué les thèmes qu'il devait
reprendre et développer ensuite. Mais nous étu-
dierons, dans un instant, l'œuvre de l'auteur de
Ponce Pilate sous chacun de ses aspects. Je vou-
drais, en commençant, laisser de côté son inspi-
ration et envisager de préférence son art, montrer
d'où il sort, comment il s'est façonné et mûri, et
de quelle manière M. Louis Mercier est arrivé à
conquérir sa forme.
— 12 —
Trois iafluences presque simultanées sont mani-
festes chez lui : celle des symbolistes, celle des
parnassiens et celle, enfin, des romantiques.
Et, d'abord, M. Louis Mercier a subi l'influence
des symbolistes. La nouveauté et l'indépendance
de celle école ne pouvaient, en effet, que séduire
son enthousiasme de débutant et répondre à sou
jeune idéal. Toutefois, s'il est vrai qu'il lui doit de
réels services dont nous aurons à rendre compte,
il n'est pas moins vrai qu'il commença par emprun-
ter aux symbolistes ce que leur art eul de plus
faux et de plus arbitraire. Je vais doue être obligé
de dire un peu de mal de M. Louis Mercier, quitte
à révéler prochainement tout le bien que je pense
de lui. et, puisque j'ai l'intention d'être sévère, il
n'est que juste de replacer L Enchantée dans son
milieu ; il faut, pour se montrer équitable, juger
les œuvres en fonction de leur époque.
Lorsque V Enchantée ixxi publiée, M. Henri de
Régnier donnait ses Jeux rustiques et divins. Les
symbolistes avaient déjà livré des luttes fameuses,
de rudes combats, et M. Louis Mercier y avait
pris part. Or, qu'était-ce que le symbolisme et en
— lo —
quoi élail-il capable de marquer de son empreinte
noire poète Hl y a lieu d'être renseigné sur ce
mouvement, non pour le tourner en ridicule, car
presque tous ses principes sont excellents, mais
pour démontrer combien l'application de ces
principes fut défectueuse, et pour expliquer que
M. Louis Mercier se soit laissé surprendre.
Le symbolisme a été une réaction contre le
naturalisme autant que contre la poésie parnas-
sienne et la romantique.
La génération de 1885 étaitlasse de la grossièreté,
de la bassesse et do la trivialité de Zola, de son
observation à la fois trop exacte et fausse, de ses
livres dtnses que n'idéalisait aucune tendresse pour
le personnage étudié ni aucune émotion en face de
l'épisode décrit. Les jeunes gens d'alors ne consen-
taient pas que l'art se restreignît h imiter servile-
ment la nature. Ils lui assignaient sonidéal véritable
quiestd'cmbellir et de transfigurer ce dont il s'ins-
pire ; ou mieux, ils désiraient prolonger en nous,
jusqu'à l'inconsistance du rêve, l'émotion créée et
dont l'objet ne doit être que le point de départ.
De môme, ils repoussaient l'art parnassien qui
— 14 —
Qe prétend, lui aussi, qu'à enserrer et h exprimer
avec netteté et précision ce qu'il veut peindre.
Au delà de la chose exacte et linoiitée et du décor
que nos yeux perçoivent, il y a l'invisible, et il y
a l'inconnaissable derrière ce que nous con-
naitisons. Il ne suffit pas de se borner aux appa-
rences. Observer est trop peu ; il s'agit d'interpréter,
et ces harmonies secrètes, ces mystérieuses cor-
respondances que nous percevons entre l'univers
et nous, nous en font un devoir. Ainsi la poésie
ne saurait être uniquement descriptive; évoca-
trice, au contraire, ne bornant pas son expression
aux mots qui traduisent notre émotion, elle lais-
sera à l'imagination la plus grande part et rendra
ces harmonies et ces correspondances presque
incommunicables, à force de musicalité, d'impré-
cision, (le flottement dans la forme et de vague
dans les mots. La théorie des symbolistes était,
du reste, contenue dans les Phares de Baudelaire
et dans ses vers célèbres :
La nature est un lemple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles,
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de lougs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse e{ profonde unité,
Vaste eomme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs cl les sons se répondent.
Enfin, les groupes et les cénacles de 1885 s'in-
surgeaient contre le romantisme et son goût du
faux pittoresque, de la brocante moyenâgeuse, des
situations exceptionnelles, des monographies sen-
timentales. Ils estimaient que le poète ne peut
consentir à se livrer, s'il se livre, que par des
détours plus subtils, et que, sans rien chercher au
dehors d'anormal ou d'extraordinaire, notre vie
intérieure est assez riche, notre quotidienne récep-
tivité assez changeante pour mériter surtout de
nous retenir et d'être traduite.
Voici ce que pensaient les jeunes poètes, et,
naturellement, le meilleur moyen d'atteindre leur
but était d'user du symbole, ce en quoi ils n'étaient
ni absurdes, ni ridicules, puisque tout, autour de
nous, est symbole, ni très originaux, puisque
Victor Hugo, avant eux, avait écrit la Légende des
Siècles et Vigny les Destinées, puisque Hamlet
et le Songe d'une nuit d'été sont des œuvres
symboliques et qu'il n'y a de grande œuvre d'art
— lo-
que symbolique. En outre, le symbole répondait
par sa richesse et sa complexité, à leurs besoins.
Brunetière * la très bien vu et très bien dit :
« Tandis qu'en el'îel, la comparaison ou l'allégorie
n'expriment guère que deux choses ensemble, le
symbole au contraire en exprime au moins trois,
et souvent davantage. Il est image, il est légende,
il est idée ; et la pensée, le sentiment, les sens y
trouvent également leur compte... Dans cette
complexité est la puissance, la beauté, la pro-
fondeur du symbole. Ce que la comparaison et
l'allégorie distinguent, divisent et séparent pour
l'exprimer alternativement, le symbole, au con-
traire, l'unit, le joint ensemble, et n'en fait qu'une
seule et même chose. Il relie l'homme à la nature,
et tous les deux à leur principe caché. Ou encore,
et tandis que l'allégorie ou la comparaison ne
servent qu'à faire briller l'esprit ou Thabileté du
poète, le symbole, allant plus loin et plus profon-
dément, nous fait saisir entre le monde et nous
quelqu'une de ces affinités secrètes et de ces lois
1. F. Brunetière, te Symbolisme contemporain [Revue des Deux-
Mondes, \" avrU 1891).
obscures, qui peuvent bien passer la portée de la
science, mais qui n'en sont pas moins pour cela
cerlaines. Tout symbole est en ce sens une espèce
de révélation, »
Le symbole était, on le voit, absolument conve-
nable aux desseins des poètes de 1885, mais ils
n'ont pas toujours su s'en servir ni l'employer à
sa véritable fin. Trop souvent, ils se sont imaginé
que le symbole doit être obscur, et arrangés de
façon à le rendre inintelligible. La méprise est
lourde. Il est vrai que l'obscurité est un des
caractères et, même, une des beautés du symbole ;
néanmoins, c'est à la condition que l'on ne se
méprenne pas sur la pensée exprimée et qu'elle
paraisse assez clairement pour qu'il soit aisé de la
suivre. S'il est légitime de réclamer un effort du
lecteur, il y a impuissance et absurdité à ne pas
savoir se faire entendre de lui. Les symbolistes
ont également perdu de vue que le symbole est
destiné à exprimer de grandes idées, de graves
vérités, de hauts problèmes, à traduire, avec ou
sans enseignement, les préoccupations les plus
essentielles et les plus générales. Ils s'en sont
— 18 —
emparés pour nous raconlcr de petites et de très
petites histoires, pour noter leurs états d'àmc les
plus insignifiants, pour expliquer leurs sensations
bizarres et artificielles, pour dire les choses les plus
banales. Ils en ont revêtu leurs enfantillages et
leurs naïvetés. L'erreur était encore plus grave.
Ils ont aussi à peu près échoué dans leurs tenta-
tives de réformer la métrique et la langue. Elles
étaient, du reste, louables, non moins louables
que leur idée de la poésie, et je n'en disconviens
pas. Ne fallait-il pas qu'ils trouvassent un vers
nouveau, affranchi des anciennes contraintes et
des règles trop sévères de jadis, qui fût complexe,
fluide et subtil comme ce qu'il voulait dire, faire
sentir et suggérer ? Ce vers, ils ne l'ont pas
complètement inventé faute d'avoir suffisamment
raisonné leur art et d'avoir nettement défini
les besoins auxquels il correspondait, faute d'avoir
réfléchi qu'une très grande prudence est néces-
saire dès qu'on touche à la forme si essentielle en
poésie, et qu'en l'assouplissant, en la libérant,
en l'élargissant de plus en plus, on finit par la
perdre, ce qui est arrivé et a nécessité un retour
- 19 —
en arrière et la réadoplion de la plupart de rythmes
anciens.
Parlerons nous maintenant des erreurs si nom-
breuses et si fâcheuses que les symbolisles ont
commises en prétendant tirer de la langue des
ressources nouvelles et l'approprier à leurs besoins?
Ils l'ont enrichie, je ne le nierai pas, mais que de
bizarreries inutiles et quelle cacophonie ! Sans nous
arrêter à ceux qui ont voulu retourner à la syntaxe
romane, rappelez-vous tant de comparaisons trop
ingénieuses et de rapprochements subversifs, les
moti^ qui expriment le son substitués à ceux qui
expriment la couleur ou l'odeur et réciproquement,
les images étranges et les métaphores incompré-
hensibles, la préciosité absurde de certains
accouplements de mots, les analogies cherchées
de trop loin...
Les symbolistes finirent par tomber dans l'anar-
chie totale. Ils rivalisèrent d'extravagances, cha-
cun préconisant son esthétique. Us oublièrent défi-
nitivement que la poésie, si vague soit-elle, a tout
de même besoin de contours et de couleurs. Ils
cessèrent de se rappeler que, malgré tout, la mis-
— 20 —
sion du poète et de l'écrivain est d'exprimer des
sentiments et des idées plus que déveillerdes sen-
sations. A force de subtiliser, ils renoncèrent à être
vrais et laissèrent quelquefois la nature de côté,
mettant, inconsciemment ou consciemment, leur
idéal dans l'artifice, outrant leurs procédés
jusqu'au paradoxe. Bref, leur effort, qui eut
toutefois le très grand mérite d'assouplir le vers
et d'indiquer une nouvelle manière de sentir,
échoua à peu près complètement et M.d'Hennezel'
en a donné une raison très juste : « Les sym-
bolistes, dit-il, contemplaient les objets, les pay-
sages, la nature, le monde enfin sans cesse
transformé par des aspects nouveaux, par la fuite
du temps, par la mobilité des pen.sées, par les
impressions de chaque jour et de chaque moment ;
et ils en tiraient la notion particulière que chacun
d'eux se faisait de la vie. C'était une expérience
toujours renouvelée et toujours personnelle, tout à
fait en dehors de la commune expérience humaine.
Et voilà, je pense, ce qui explique pourquoi ces
l. Vicomto d'Uennezel, L'n Poète de la nature, Louis Mercier.
Lyon, PaulPhily, éditeur, 1907.
poètes, en qui se réfractaienl des images merveil-
leusement changeantes suivant les tempéraments
et les sensations, n'ont pas été compris. Ils ne pou-
vaient pas l'être, étant individualistes au point de
mettre d'accord le fond avec la forme, c'est-à-dire
s'efforçant de créer une langue qui symbolisât, avec
des mots arrangés selon des harmonies spéciales
et mystérieuses, les rêves de chacun. »
Il nous est maintenant facile d'expliquer les
erreurs commises par M. Louis Mercier sous
l'influence du symbolisme.
Peu de poètes ont accompli des progrès plus
rapides que l'auteur des Voix de la Terre et du
Temps et je défierais bien ([ue l'on reconnût, dans
ce dernier recueil, Tarliste capricieux et compli-
qué de L'A'/ic/m/i/tV. Lart de M. Louis Mercier est
aujourd'hui robuste et musclé comme les paysans
dont il nous parle. Ses poèmes ont la noble et
sage régularité des champs attendant la semence,
qu'il nous a décrits. Il recherche, d'instinct, la préci-
sion, la simplicité et la sobriété qui conviennent
à ses graves sujets. 11 prend peu de licences et son
vers dit ce qu'il veut dire avec une élégante mode-
ration et une rare plénitude d'accent. La justesse
imprévue de ses comparaisons étonne. Enfin, —
et par-dessus tout, — il possède l'émotion et la
sincérité. Il a pour les êtres et les choses qui l'ins-
pirent celle tendresse véritable d'où naît sponta-
nément l'éloquence.
N'empêche qu'hier M. Louis Mercier se complai-
sait aux artifices et aux raffinements des symbo-
listes, et qu'avant de respirer la saine odeur de la
terre et des bois, il a distillé le parfum des fleurs
étranges que cultiv£dent ces messieurs. Cette émo-
tion et cette sincérité qui sont ses qualités émi-
nentes sont justement celles qui lui manquèrent le
plus au début. Lui qui devait sentir la nature si
spontanément et l'exprimer de manière si directe,
il n'arrive pas, dans L'Enchantée, à nous émou-
voir, tant il défigure son impression en la transpo-
sant, tant il cherche la singularité de l'image et la
rareté du mot. Parle-t-il du crépuscule, il voit les
choses b'alauguir « en des nonchalances d'épi » et il
entend de légères rumeurs vibrer comme une
mandoline que l'on frôle distraitement. Au bord
des étangs « l'àme des roseaux erre en pâles mur-
— 23 —
mures». Les eaux de la mer sont « douces comme
des mousses «.Des nostalgies rêvent dans les clo-
chers, et les angélus ont, parait-il, l'air de souf-
frir... Le soir inspire au poêle ces interrogations :
Pourquoi les soirs sout-iis tristes comme des femmes?
Pourquoi des pleurs d'argent au fond de leurs yeux noirs?
Pourquoi les deux ont-ils des afflictions d'âmes,
Et les vents des sanglots de cœurs navrés, les soirs ?
Il se souvient de Rodenbach quand il compare
une prière à un cierge « brûlant en plein jour pour
la Vierge », et il se souvient de Verlaine, de ses
répétitions chantantes, de sa longue phrase musi^
cale reprise et continuée d'une strophe à l'autre,
quand il écrit :
Un poème si doux murmure on moi, si doux,
Que jo suis près parfois de me mettre à genoux
Pour l'entendre mieux, ce poème.
Ce poème si doux, je le voudrais moi-même,
Jo le voudrais chanter comme on chante, à genoux,
En priant avec ceux qu'on aime.
Ailleurs, il s'efforce de trouver les consonances
qui préoccupaient les poètes de sa génération :
')A
Dans les yeux loiotains de la mer lointaine
Las I les ramiers las se sont laissés choir
— Ah î les yeux lointains clElle plus lointaine! —
Et sont morts parmi les lilas du soir.
La mélancolie ne manque pas en ces poèmes de
début, mais M. Louis Mercier qui sait si bien, à
présent, nous communiquer son désespoir et nous
angoisser par sa mâle tristesse, ne réussit guère
qu'à nous faire sourire, dans L Enchantée, lors-
qu'il use de mille grâces et mièvreries pour nous
peindre son « âme plaintive » pareille à un val-
lon « dont toute l'eau se serait écoulée »,sa souf-
france qui veut être u dorlotée » et ses regrets
d'amant solitaire. Il n'y a point là l'élan que nous
attendons, le cri qu'arrache une J lessure profonde,
et nous ne sommes nullement attendris lorsque
l'auteur du Poème de la Maison se demande :
— Pourquoi ne mets-tu pas des voiles à tes mâts,
mon âme, mon vieux vaisseau mélancolique ?
Pourquoi vers le bonheur Ji'appareilles-tu pas,
mon âme, mon vieux vaisseau mélancolique?...
Dans la même note, M. Louis Mercier s'est
essayé à traiter de plus vastes sujets, et, ici encore,
lo
le symbolisme a mal secondé son inspiration.
Pourtant, je le reconnais, le Tueur de Sirènes,
Songe d'Hiver et le Retour ont des passages qui
révèlent la prochaine vigueur de l'artiste, et des
mérites de composition et d'invention, bien qu'ils
présentent des défauts identiques à ceux que je
viens de signaler, et bien que l'auteur affaiblisse
son idée en accumulant les détails bizarres.
V^oyonsce que M. Louis Mercier a essayé.
Le Tueur de Sirènes est un intrépide chevalier,
un « héros au cœur pur comme une aube » qui a
décidé de venger les malheureux innombrables que
le chant des sirènes a entraînés dans la mer et
perdus. Il s'en va, resplendissant « dans sa coite
d'argent», prêt à luer les ennemies, et des vierges
saluent, de leurs chants, le départ de son vais-
seau. Très longtemps, il vogue sur les mers,
priant Dieu de lui garder sa force et de le pré-
server delà femme. Les sirènes tueuses des êtres
généreux « qu'exaltait un grand rêve » restent invi-
sibles. La traversée est tellement longue que les
voiles se déchirent et que les mousses meurent du
regret de leurs parents et de leur chaumière. Enfin,
— 26 —
un soii' voluptueux où passent d'enivrants par-
fums, où resplendissent des astres inconnus, une
île merveilleuse apparaît, et l'on entend chanter
les sirènes. Elles disent, les tentatrices, que tout,
sauf leur amour et l'oubli qu'elles donnent, est
vain :
Matelots, matelots, amarrez au rivage !
Tout est vain, hors l'amour dans les bras des Sirènes..,
Les voici, montrant leurs « torses triomphants ».
La tentation est rude. Qu'importe, le chevalier ne
succombera pas. De son épieu, de ses flèches, il tue
les déesses marines. L'eau s'empourpre ; elles dis-
paraissent. Mais, avant d'expirer, la plus belle a
le temps de parler. Elle dit au guerrier féroce
qu'elle est heureuse de recevoir ses coups, car
elle l'aime, el son unique regret, à l'heure de
la mort, est de ne pas presser son bourreau
dans ses bras et de ne pas l'enivrer de ses
caresses.
Le chevalier est victorieux. Hélas ! pauvre vic-
toire I II ne se rappelle plus le chemin du retour ,
et, vieux, désolé, iaconsolable, il erre sur sa nef
verdie de mousse :
Mais le seul souvenir, invincible, est resté
En l'ombre de son cœur qu'un long remords dévaste,
Du poème de mort et d'amour qu'a chanté
Celle qui sous ses traits est morte un soir néfaste...
Ainsi, malgré nos efforts, notre courage, nos
résolutions, nous ne pouvons pas nous passer de
la femme ni fuir sa séduction dangereuse, et si
nous triomphons d'elle, c'est en nous suppliciant,
en perdant notre iepos. Elle est un mal inévitable
et nécessaire puisque nous y renonçons au prix de
noire bonheur et puisque nous abdiquons, eu la
prenant, notre noblesse et notre énergie.
La femme perfide qui nous détourne de noire
devoir et de notre idéal, la tonlatrice offrant les
coupables voluptés qui asservissent l'homme, repa-
raît dans le Songe d Hiver. Le pèlerin au cœur pur
qui a rêvé de conquérir le calice mystique et de
bâtir une basili(p.ie sur un très haut sommet ne
tarde pas à s'égarer dans la forêt enchantée « où
l'attend la Vénus éternelle ». Éblouissante et nue.
— 28 —
sûre de sa force et de sa beauté, du désir qu'elle
suscite et des délices qu elle dispense, elle affirme :
Tu n'emporteras pas vers les cimes ton âme
Intacte de la lèvre et du sein de la lommc...
Elle ne se trompait pas. Le pèlerin est reparti
« accablé par la faute, et honteux du délice » ; il
a renoncé à son œuvre trop pure et trop vaste.
Le dernier poème s3'mbolique de M. Louis
Mercier, /e/?e^owr, nous montre, dans un vieux châ-
teau, Lyane attendant le retour de Spératus, son
fiancé. On a tout préparé pour la venue de l'absent
et la maison est jo3^euse ; néanmoins la jeune fille
se sent inquiète:
Or, voici que j'ai peur, ce soir, de le revoir;
J'ai peur de son retour comme on a peur d'un rêve,
Et j'ai peur de ses yeux comme on a peur du soir,
J'ai peur de son retour comme on a peur d'un rêve.
Spératus paraît. Ils s'étreignent. Hélas! il ne
retrouve pas sur les lèvres de son amie la saveur
des anciens baisers ; il se remémore sans plaisir
leurs souvenirs communs. Qu'y a-t-il donc? Lyane
— 29 —
angoissée et jalouse l'interroge. Là-bas, cii Orient,
il a rencontré une femnae?... Elle l'a séduit? Spé-
ratus avoue. Oui, une femme est venue, un jour,
s'asseoir à la poupe de son navire, femme étrange
et fatale :
Elle croisait se« mains pàlc3 comme l'opale ;
Des diamants obscurs scintillaient à ses doigts ;
Et le tissu de .sa tunique d'hyacinthe
Se cassait en plis lourds à ses pieds, sous le poids
De vieux joyaux dont la lueur semblait éteinte.
La femme mystérieuse endormait les vigies et
les rameurs ; les matelots tombaient à ses pieds,
des haubans; sous son regard, les mousses gre-
lottaient de fièvre, et Spératus lui-même était glacé
en la contemplant. Terminant son récit, il dit à
Lyane :
J'ai le froid de ses mains d'opale sur mon Ame:
J'ai froid même sous tes caresses, et j'ai peur,
OhJ j'ai peur de revoir les yeux de cette femme.
Après cette confession les deux fiancés restent
immobiles et silencieux, quand, tout à coup, le vieil
intendant du château pénètre dans la chambre.
— .'{0 —
Une femme aux mains pâles, affirme-t-il, a tué le
cygne, une femme venue inopinément et qui a
failli les faire tous mourir « de ses yeux froids ».
Entre Spératus et Lyane, c'est la mort qui s'est
glissée.
Ces brèves analyses et ces citations suffisent, je
pense, à prouver tout ce que l'art de M. Louis Mer-
cier eut, au commencement, de factice et de conven-
tionnel. Les cygnes qui nagent sur l'eau sombre
des étangs, « le chef orné d un diadème ». les reines
filantleur quenouille « dans la chambre où triomphe
un féodal décor », les lévriers danois, les prin-
cesses aux manteaux chamarrés et orfèvres, les
chevaliers et les pèlerins, les vieux manoirs, les
« paons divins » qui, sur leur juchoir, « ocellent
d'or lointain les pennes de leur queue », les
tuniques d'hyacinthe, les opales, tout cela est
furieusement démodé. Ce sont des accessoires que
l'on a rangés depuis longtemps, après que la pièce
a été jouée et presque manquée. En les employant,
en usant des subterfuges cliers à sa génération,
M. Louis Mercier n'a fait que relarder l'expression
de son véritable tempérament poétique et de son
— :h —
solide taleut. Il nous est bien facile de le constater
lorsqu'il reprend, sous une nouvelle forme et avec
un relief saisissant, les idées exprimées dans le
Songe d'hiver ou le Tueur de Sirènes.
J'ai dit cependant que le symbolisme lui a rendu
de réels services ; je le répète. Sil a obtenu une
forme parfaite et équilibrée, c'est qu'il a pu s'aper-
cevoir, pour ne les avoir pas toujours évités, des
dangers à craindre. S'il a usé du symbole, en res-
tant simple et clair à la façon de Vigny, c'est que
ses tentatives lui ont enseigné les erreurs possibles
en pareil cas. En outre, le symbolisme lui a donné
ce sens du mystère qui prête à son œuvre une
signification profonde, etilluiaindiqué des rythmes
divers qu'il a su a{)proprier à ses sujets avec une
merveilleuse habileté.
Quelque contradictoire (]ue cela paraisse, dans
le môme temps qu'il acceptait lexcmple des sym-
bolistes, M. Louis Mercier était attiré par les par-
nassiens, et L'Enchantée contient des poèmes qui
n'auraient pas déplu à Leconte de Lisle ou des
sonnets que Théophile Gautier et Heredia eussent
approuvés.
— 32 —
Du coup, l'auteur du Tueur de Sirènes ne vise
([u'à la perfection et à l'impersonnalité d'un
artiste qui ne veut mettre de soi dans son œuvre
que son talent ou son génie. Il suit le conseil du
ciseleur des Émaux et Camées, disant : « Le poète
doit voir les choses humaines comme les verrait
un Dieu du haut de son Olympe, les réfléchir
dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un
détachement parfait, la vie supérieure de la
forme. » En effet, la forme seule occupe, ici,
M. Louis Mercier, et il révèle une imagination
uniquement plastique. Il ne veut plus que se
soumettre à l'objet qu'il décrit et le reproduire
avec exactitude. Ses dons de voir et de peindre,
sa faculté d'invention verbale, son sens de l'épi-
thète et de l'adjectif divers et nuancé nous ravis-
sent. D'ailleurs, comme Gautier, il aime surtout à
travailler dans une matière précieuse et rare. Ce
lui est une joie de broder la tapisserie où Sylvains
et Pans, sous un ciel bleuâtre parsemé d'étoiles,
cueillent à la vigue étagée au revers du coteau des
grappes embaumées qu'ils mordent avidement. Il
peint à fresque des moines d'Ombrie qui, las
— 33 —
d'avoir coupé l'orge mûre, « se sont couchés au
pied d'un olivier ancien » et reposent, tandis que
trois anges voyageurs viennent les visiter. Il
grave l'estampe où Francesca di Sforza, duchesse
de Modène, « laissant un éventail pendre au bout
de ses doigts », écoute le cardinal Bembo, docte
humaniste et fin diseur de concetti. A touches
menues et précises, il compose ce panneau renais-
sance où faunes et nymphes s'ébattent dans les
bois baignés d'un jour mauve. Plus loin, les
« dames du passé » se promènent dans un jardin
crépusculaire, en robes de lampas. Voici, mainte-
nant, l'épitaphe d'une jeune danseuse pompéienne
et une épicurienne inscription d'amphore. Un
autre sonnet célèbre la gloire des dahlias « somp-
tueux et vermeils o, ou bien M. Louis Mercier
copie pour nous un tableau de l'école flamande
représentant le bon Samaritain qui ramène sur sa
selle « un bourgeois mis à mal d'un coup des-
tramaçon ». Décidément, le poète possède déjà
une adresse et une sûreté de moyens étonnantes.
Le symbolisme n'a pu lui faire perdre son goût de
l'ordre et de la mesure, sa faculté de voir net. Je
3
n'en veux d'autre preuve que celte Sainte Famille
inspirée par une toile italienne :
Sous un hangar construit en joncs tressés du Nil,
Joseph vers l'établi courbe sa tête grise ;
Une madone brune, à sou rouet assise,
Entre ses doigts fluets dévide un léger fil.
Au-devant d'eux, l'Enfant au suave profil,
Sous ses cheveux dont l'or cerclé d'un nimbe frise.
Se penche souriant, et sur sa paume exquise
11 offre à des ramiers des grains menus de mil.
Au loin, sur les roseaux, un couple d'ibis passe.
Le ciel est d'un azur immuable ; l'espace
Vibre dans la splendeur sereine du jour blanc.
Et par le fleuve on voit des canges et des prames.
Où se tient à la proue un pilote indolent,
Lentes, se balancer à l'unisson des rames.
De môme que Gautier, M. Louis Mercier doit
encore à la faculté de se distinguer de son œuvre,
de se dédoubler, de revivre par 1 imagination les
siècles disparus et les civilisations éteintes, quel-
ques-unes de ses meilleures pages. Les lectures de
la Bible et son séjour en Orient lui ont inspiré des
évocations qui ne sentent nullement la sécheresse
d'un labeur volontaire. Soit qu'il nous montre un
« paysage évangélique » avec le lac Génésareth
dormant entre les coteaux, et le Christ « royal et
doux » enseignant les pêcheurs assis autour de
lui, soit encore qu'il se plaise à décrire un « soir
romain » peuplé de dames passant en leurs litières,
de sénateurs drapés de laticlaves.d'éphèbes flânant
une rose à la main, tandis que les chevaux ramè-
nent « les oisifs des villas de Tibur » et que les
lions élèvent leurs rugissements des profondeurs
du Cotisée, sa poésie reste vivante. Il sait nous
rendre poignante et véritable l'aventure de Nabi,
fils d'Amos le Voyant, qui, fier de sa science, avait
rêvé, dans les temps anciens, d'être l'égal de
Dieu, et qui sentit, brusquement, une immense
tristesse succédera sa joie orgueilleuse parce qu'il
avait rencontré la fille de Nachor descendant
« lente, candide et superbe », vers la ville. Grâce
au poète, la joie des Israélites est la nôtre quand
Dieu envoie la manne « sur le lin vibrant des
tentes matinales » de leur tribu. Nous sommes
émus de Tennui de cette reine qui, couchée « sur
un lit en pourpre de Surate » , devant la mer du
— 36 —
soir, se pique la poitrine du bout de sou stylet et
s'amuse à voir s'élargir et trembler, dans l'eau d'un
bassin, le sang qui s'égoutte, perle à perle, de sa
poitrine. Nous compatissons à la mélancolie du
monarque déchu se promenant dans son palais
désert « sous l'ombre opaque des séculaires
allées «.Les vers de M.Louis Mercier sont, ici, tout
chargés de nostalgie, de tristesse hautaine^ et la
somptuosité de son verbe, la noble allure de ses
strophes le rapprochent aussi de LecontedeLisle.
Ne dirait-on pas qu'il est de l'auteur des Poèmes
Antiques, ce Soii' d'Eté :
Soir de juillet. La fin d'un jour incandescent:
Tel un grand lion roux qui regagne les plaines,
Le roi dévorateur des midis sans haleines,
Le Soleil, par delà les Atlas bleus descend.
Une lourde tiédeur pèse sur toutes choses.
La lassitude immense règne; dans les cieux,
Clairs saharas semés de sables radieux.
Les souffles de l'été dorment, les ailes closes.
M. Louis Mercier a subi enfin l'influence des
romantiques et, surtout, de Victor Hugo. L'artiste
subtil et précieux du Retour^ Texcellent et minu-
— 37 —
tieux ouvrier de la Sainte Famille est également
épris delarges images efcde métaphores audacieuses .
Il aime la fougue et l'éclat, la facilité et l'abon-
dance. Le tumulte et l'éloquence ne sont pas pour
lui déplaire. Les sonorités puissantes d'amples
récits le séduisent, et il revient volontiers à la
Légende des siècles lorsqu'il délaisse les Trophées
ou les Jeux rustiques et divins. M. Louis Mercier
n'a pas emprunté aux romantiques leur habitude
de la confession directe et son sentiment de la
natiu'c n'a rien à voir avec le caractère factice
du Lac et de ia Tristesse d' Olympia, mais je suis
certain quil n'aurait pas écrit son (lEdipe victo-
rieux ou sa Tentation de Moïse, s'il n'avait d'abord
aimé le beau fracas des épopées hugoliennes. Lisez,
par exemple, dans L'Enchantée, ce poème intitulé
Épisode, où les hommes et les femmes de Phlégor,
hordes maudites, livrent contre lesmurs de l'Éden
qu'ils convoitent un furieux assaut repoussé par
les Archanges. L'imitation de Hugo n'est pas
niable. Il suffit d'écouter ce récit du combat :
Et les glaives divins, avec des bruits de faux.
Tournent comme des vols effrénés de gerfauts ;
— 38 —
La terre rouge semble un pressoir en automne ;
Les multitudes font la remous d'une mer
Que cingle la tempête et que fouette l'éclair,
Ou d'un haut champ d'épis qui sous le vent moutonne.
Blasphèmes et clameurs, râles et hurlements;
Les morts forment bientôt des amoncellements
Si hauts que l'on dirait d'effroyables murailles;
Et les Vaincus, hurlant sous la rage des Forts,
Se tordent, et, parfois, en d'ultimes efforts,
Aux jambes des Tueurs enlacent leurs entrailles!
Ne nous plaignons pas de ces imitations et gar-
dons-nous de blâmer M. Louis Mercier de s'être
laissé séduire avec trop de complaisance par ses
maîtres. Aucun poète n'a conquis son originalité
du premier coup, et l'originalité, quand elle existe
vraiment, éclate tôt ou tard. L'élève qui le mérite
est assuré de forcer à son tour l'admiration
des autres, et, en lui apprenant ce qui lui manque,
ce qu'il doit éviter et cultiver, en lui découvrant,
peut-être, des aspects insoupçonnés de son âme et
des ressources imprévues de son esprit, en le fai-
sant bénéficier de leur expérience, les génies qu'il
a choisis pour guide lui sont utiles. Qu'importe
s'il les suit d'abord avec une docilité timide et s'il
— 39 —
les imite. M. Louis Mercier a pris sa langue nom-
breuse aux romantiques comme il a pris aux par-
nassiens l'art (le se servir de son vocabulaire et de
mettre les mots à leur place, comme il a pris aux
symbolistes la notion des harmonies secrètes qui
s'établissent entre les choses et nous, et ni les
romantiques, ni les parnassiens, ni les symbolistes
ne l'ont empêché d'être lui-même. Malgré ces
influences simultanées, il a su devenir un poète
personnel, clair et vigoureux.
m
Comme je l'ai déjà dit, personne n'a célébré la
nature ni la vie rurale avec une plus sincère ten-
dresse et une émotion plus comraunicative que
l'auteur des Voix de la Terre et du Temps, et per-
sonne, plus que ce fils de paysans, n'était mieux
placé pour le faire. Il faut avoir vécu des mois et
des années à la campagne si l'on veut dégager
toute la grâce et tout le pathétique de ses chan-
geants aspects. Le printemps et l'hiver, l'automne
et l'été, les labours, les semailles, les récoltes, sont
des fêtes ou des drames dont beaucoup ne soup-
çonnent pas l'allégresse, ni l'épouvante, ni la
mélancolie. Celui qui n'a pas tremblé de voir se
détruire, en une heure, le jeune espoir d'une mois-
— 42 —
son ne sentira jamais complètement la majesté
des larges champs immobiles sous le soleil de
juillet, ni le bonheur de posséder la fauve richesse
du grain ruisselant. Celui qui n'a pas écouté les
plaines et les bois de décembre se taire dans une
consternation inexprimable et puis tressaillir et
renaître, ne soupçonne pas la joie du renouveau.
La nature ne livre pas tout de suite ses charmants
et douloureux mystères. Elle ne se confie pas
quand on lui demande seulement la distraction
ou le délassement d'une heure, l'allégement d'une
peine, l'exaltalioQ d'une ivresse. Jalouse de ses
secrets, elle veut que l'on s'empare deUe par un
long commerce et par des soins patients, lentement
et avec précaution. Elle se dévoile toute à qui ne
la quitte pas, et vous me comprendrez, vous qui
vous êtes réveillé, chaque matin, devant un jar-
din toujours différent quoique toujours pareil. Vous
me comprendrez, vous qui avez vu la terre nue
et gercée de l'hiver et la terre souriante du prin-
temps, les arbres dépouillés et les arbres orgueil-
leux de leurs frondaisons . C'est la même terre et
c'est une autre terre ; ce sont les mornes arbres et
— 43 —
ce sont d'autres arbres. Nous ne saisissons l'àme
d'un paysage qu'à travers ses aspects innombrables
et variés, en étant chaque jour attentif à sa lente
transformation. Le poète qui veut pénétrer l'intime
beauté de la nature doit être en face d'elle comme
devant un vis£ige qu'il chérirait passionnément,
tout en gardant la clairvoyance et l'énergie néces-
saires pour l'épier de minute en minute et cher-
cher, en ses changements successifs, l'être mys-
térieux qu'ils manifestent. Il doit être un amant,
mais encore un observateur scrupuleux, et tel
est, en effet, le cas de M. Louis Mercier. Il aime
3a terre natale, mais il sait la regarder et décou-
vrir la signification profonde, la splendeur et le
charme essentiels de ce (ju'il conleniplc quoti-
diennement, depuis son enfance. Dès lors, ne
soyons pas surpris qu'il s'en tienne à ses horizons
famiUers et qu'il y puise les thèmes d'une inspi-
ration sans cesse renouvelée. Seuls, les mauvais
ouvriers et les faux artistes recherchent les endroits
exceptionnels et les décors extraordinaires parce
qu'ils espèrent que la meignificence ou l'étrangeté
du lieu suppléera à leur impuissance d être émus
_ 44 —
et à la faiblesse de leur inspiration. M. Louis Mer-
cier n'a chanté que sa province et un petit coin de
sa province; il a su dire et faire sentir, néanmoins,
ce qu'il y a d'éternel et d'universel en chacun des
spectacles ou des moments qu'il a choisis.
Que l'auteur de Ponce Pilate soit un observa-
teur subtil et précis de la nature, il suffit, pour
leconstater, d'ouvrir au hasard l'un de ses recueils.
De l'aube au soir, il a perçu les moindres bruits,
respiré les parfums des plantes et des fleurs, épié
les mille caprices de l'ombre et de la lumière. Il
sait le nom et la forme des arbres ; il reconnaît la
bête qui s'enfuit, apeurée, dans le fourré. Il a
regardé le « vol triangulaire et noir » des oiseaux
venant du Nord, qui glissent dans les vents de
l'automne, noté la « jaune éclaircie » luisant au
bas du couchant, « le profil grelottant et fin des
peupliers ». 11 a entendu « le matinal babil des
mauvis et des merles » et le vent aigre « qui froisse
les sommets fragiles des futaies ». Chaque sai-
son, chaque moment du jour a un aspect, une
odeur, une couleur que M. Louis Mercier excelle à
caractériser. En juin, le matin déjà est torride,
— 45 —
les champs sommeillent ivres de lumière, et le foin
que l'on fauche exhale un parfum « savoureux et
profond ». En septembre, la terre respire la paix,
la plénitude et la fécondité, « le ciel est une coupe
immense de clarté », les vignobles sont « chargés
du don des pampres lourds » et « les coteaux incli-
nés se regardent sourire». En janvier, l'on voit
tomber du front alourdi des arbres « les fleurs
d'argent que le givre y pendit ». Lorsque le soleil
est couché, les cônes des meules, dans la plaine
indécise, sont « pareils aux toits des vieilles
tours». Après la pluie, une senteur féconde et
chaude monte du sol « qui fermente et qui fume » .
A l'abri des ramures du bois d'automne, l'on
entend parfois, dans le lourd silence, dans le «téné-
breux sommeil » qui semble choir des arbres, un
gland se détacher et crépiter « au contact du sol
gras». Quel art possède M. Louis Mercier de choisir
les détails les plus significatifs et de rester sobre
en donnant une impression complète et intense !
Je n'en désire pas d'autre preuve que ce paysage
d'octobre dont il a si bien dégagé la beauté « fragile,
un peu souffrante et rare », le doux charme atténué :
— 46 —
L'air est lait d'un cristal fluide qu'on croit voir ;
L'horizon délicat tremble dans les buées,
Et dès l'après-midi l'on sent déjà le soir.
Car le soleil a des lueurs atténuées ;
Il paraît très lointain et, sous ses pâles feux,
Les arbres ont toujours beaucoup d'ombre autour d'eux.
Touffus encor, les bois qui dorment à mi-côte
Ourlent déjà d'un or léger leur masse haute,
Et les fils de la Vierge argentent les labours.
Par les ferres l'on voit, en blancheurs indécises,
Cheminer sous le joug des couples de bœufs lourds
Et fumer doucement le toit des maisons grises.
L'air n'est ému d'aucun souffle. Le vent attend...
Et tel est le silence où l'heure se recueille
Qu'à travers la campagne anxieuse on entend,
Parfois, le bruit que fait la chute d'une feuille.
Prenons garde cependant de ne pas réduire le
mérite de M. Louis Mercier à ce rôle de notateur
exact et pittoresque, et rappelons-nous qu'il aime
tendrement la nature. La terre, pour lui, est la
bonne terre. Elle nous est maternelle et nourricière ;
elle nous dispense la vie de 1 ame et celle du corps;
avec la paix, elle nous offre sa beauté. La terre
n'est pas inerte et indifiérente ; elle vit, tressaille
et respire, enfante dans la douleur, tremble de
froid, souffre du soc qui la déchire et des coups
qui la frappent. Malgré tout, elle garde une inlas-
sable bonté, une sollicitude sans défaillance, endort
notre peine, rassasie notre faim, se pare pour nous,
travaille pour nous, et, pour nous, cisèle les
grands lys et fait fleurir les roses. Dans sa Pro-
phétie de la mer, M. Louis Mercier nous a révélé la
violence et l'intensité du sincère amour que lui
inspirent les plaines et les bois. La mer inféconde
rappelle à la terre orgueilleuse de ses moissons et
de ses vignes que le sol, épuisé, s'arrêtera un jour
de produire. Alors viendra la revanche des flots.
Ils s'apaiseront, et, dans leurs profondeurs, ger-
meront des forêts prodigieuses et des fleurs inef-
fables aux enivrants arômes ; la mer dira à son
tour le cantique éternel de la vie. Mais le sujet du
porme, si noble soit-il, n'importe pas ici. Ce qui
vaut à ces vers leur accent émouvant, c'est la
façon dont M. Louis Mercier célèbre la nature et
ce que nous lui devons, dont il montre la terre éla-
borant ses baumes, sculptant l'épi, unissant la
grâce à la vigueur, renaissant d'année en année.
— 48 —
dans un prodigieux effort, et s'épuisaut afin de
nous nourrir et de réjouir nos yeux.
Ainsi donc la terre vil, respire, souffre, parti-
cipe à notre existence, comme nous participons à la
sienne, et lauteur (\q L Enchantée trouve, dans la
fougue de sa sympathie, le secret de rehausser
singulièrement le ton de ses poèmes. En effet, au
lieu de voir les choses uniquement du dehors et
de n'envisager que leur aspect formel, il leur
prête une âme, et,les croyant capables de douleurs
et de joies, déparier un langage mystérieux, illes
élève, en quelque sorte, à la dignité humaine.
Elles deviennent ses amies ; il leur parle à son
tour ; il les plaint, les bénit,et les remercie. Le don
d'animer ce qu'il touche, d'accueiUir les confi-
dences et les avertissements de la nature, d'écouler
et de traduire les voix innombrables de l'univers,
de puiser un enseignement dans les spectacles du
monde et de découvrir un sens éloquent à ce qu'il
contemple, prête à l'œuvre de M. Louis Mercier
une grandeur et une solennité extraordinaires.
Voici que tout s'éveille et palpite à son ordre
inspiré. La terre, semblable à une vierge, est, le
— 4'J —
malin « heureuse et reposée ». Les feuilles, l'eau,
les herbes et les fleurs sont « des créatures
divines ». Les collines ont le charme de ces femmes
qui cheminaient, jadis, l'amphore sur le front. Les
arbres, fils pieux de la terre, vivront des jours
nombreux et bénis, parce qu'ils n'ont point, pareils
à nous, retourné leurs bras contre celle qui les a
allaités de son lait divin. Avec ses ceps qui se
tordent « en farouches postures » et qui sont tels
que les corps des gladiateurs nus, la vigne livre au
sol de rudes combats et enfante en des douleurs
ce qui font pleurer la sève aux pores des sarments » .
La rivière se souvient des filles aux yeux d'or
qui « traversent les gués en marchant sur les
pierres » ; elle dit à ses bords les rires des lavan-
dières, les chansons des nids et les murmures des
saules. Le moulin a une face de vieillard et un
fard impalpable le poudre. Dans un parc aban-
donné, les grands chênes et « les ormes patri-
ciens » parlent des splendeurs disparues. Noire
vendangeuse, la nuit, durant le jour, récolte les
grappes vermeilles, et, le soir tombé, verse aux
hommes le philtre ténébreux qui les pacifie. Le
4
— 50 —
printemps venu,« la terre au jeune ciel rit heureuse
et surprise ». L'on entend encore sur les feuilles
des bois, quand la pluie est finie, « laverse aux
pieds légers qui s'éloigne bruire ». Jamais M. Louis
Mercier n'a mieux prouvé sou pouvoir d'exalter
et de transfigurer la plus humble chose que dans
son Laus Herbarurn :
Bénissons l'Herbe, fille aimante de la Terre,
Qui jette son manteau sur le corps de sa mère,
Qui, pour que le printemps soit salubre et joyeux,
Souffre, pendant l'hiver, des maux mystérieux.
Bénissons-la d'aimer l'Homme qui la dédaigne
Et sous les pieds de qui son cœur fragile saigne.
Bénissons l'Herbe dans ses bienfaits. Bénissons
Ses sucs où se nourrit la laine des toisons.
Bénissons-la dans la richesse des mamelles
Qui font d'un pas plus lent cheminer les agnelles.
Bénissons-la dans la douceur du lait, meilleur
Que les vins delà vigne et les miels de la fleur.
Louons-la dans les bœufs patients et superbes
Qui creusent les sillons pères des nobles gerbes.
Bénissons l'Herbe dans les nids et les berceaux,
Dans le ramage des enfants et des oiseaux.
— 51 —
Vivants, bénissons-la de sa fraîcheur qui tombe
Sur le sommeil de ceux que possède la tombe...
Et gloire à Dieu, qui pour les bons et les méchants.
Fit, sous le pur soleil, croître l'herbe des champs !
Mais si les choses vivent et sentent comme nous,
elles peuvent nous être hostiles ou amicales, nui-
sibles ou bienfaisantes, et le mystère nous envi-
ronne de toutes parts. Savons-nous ce qui nous
guette derrière cet inconnaissable ? Devinons-nous
les dangers qui nous menacent et l'imprévu que
nous réserve demain ? Mille raisons de craindre et
de trembler s'offrent à l'homme qui cherche au
delà des apparences. II se sent entouré de forces
redoutables, appréhende les influences mauvaises,
et la peur, la fiévreuse peur instinctive et irrai-
sonnée de l'enfance s'empare de lui. Cette peur,
M. Louis Mercier réprouve. La hantise du mystère
palpite dans ses poèmes. Elle le poursuit en tout
lieu, jusqu'au cauchemar, jusqu'à l'hallucination.
Le soir, la route dont la blancheur confuse sinue
dans l'ombre, l'angoisse. Qu'elle est étrange ! Et
que réserve-t-elle ?. . .
— 52 -
D'où vient-elle ? Où va-t-elle si tard ?
Et qui sait l'ennemi qui nous guette,
De derrière les haliiors hagards
Où s'enfonce la route inquiète ?
On distingue des pas. Les feuilles mortes
craquent. Qui est-il, celui que l'on n'attend pas et
qui vient « quand on ferme les portes » ? C'est,
sans doute, le mauvais hôte envoyé par les ténèbres,
« le messager qui sait la nouvelle inconnue et
funèbre ». Enfin les pas s'éloignent, le bruit
diminue, cesse, et l'on reste là, dans la nuit, à
écouter les sourds battements de son cœur.
Nous qui avons marché plus vite dans l'obscu-
rité, talonnés par je ne sais quel ennemi chimé-
rique, ou qui nous sommes effarés, au détour d'un
chemin, devantla forme humaine et le visage gri-
maçant d'un arbre, nous qui avons entendu l'hiver,
l 'ouragan faucher la plaine et saccager les branches,
nous qui avons pensé aux morts, à la veillée, nous
retrouverons nos tremblements dans l'œuvre de
M. Louis Mercier.
Vous le connaissez aussi cet air d'attente que
paraît avoir la nature en ses heures de grand
— 53 —
calme, durant les journées d'arrière- saison, et qui
nous vaut un malaise indicible. Il semble, comme
l'écrit le poète,que la terre sait un secret et qu'elle
va nous le confier. Rien ne remue. Peu à peu le
crépuscule baigne les champs, emplit les ravins,
gagne les profondeurs des taillis roux. Les bois ne
sont plus que des masses imprécises. Tout à coup,
le vent se lève, passe en un large frisson, agite les
rameaux, et ceux-ci, croirait-on, ébauchent des
gestes noirs. M. Louis Mercier se demande :
Qu'est-ce que la Nuit louche et muette complote?
Une sourde rumeur dans le silence flotte.
Et c'est comme le bruit que ferait un marcheur
Dont les pieds sur le sol ne poseraient qu'à peine.
Mais que l'on entendrait venir à son haleine...
Qui donc dans l'ombre s'approche ainsi ?
Les bois ont peur...
Et les vieilles maisons, le soleil éteint, à quoi
rêvent-elles ? Qu'espèrent-elles quand personne
n'entre ni ne sort par leurs portes pleines d'ombre?
Songent-elles aux absents, à ceux qui les ontquittées
et ne sont pas revenus? Mon Dieu ! si les maîtres de
jadis allaient reparaître, ce soir, tels qu'ils étaient
— 54 —
dans l'aQciea temps, avec les habits de dimanche
dont on les avait vêtus pour aller là-bas :
Oh! pendant que l'ombre s'amasse,
Si les vivants qui sont dehors,
En rentrant, trouvaient, à leurs places,
Assis à table, tous ces morts...
Oui, des complots se trament dans la nuit
contre notre sécurité et l'ombre réserve à qui ne
se méfie pas de sa traîtrise mille pièges et mille
embûches. Les choses veillent, guettent et sur-
veillent. Les bêtes elles-mêmes secouent leur tor-
peur et parlent dans leurs étables. Les bœufs se
remémorent leur gloire ; ils évoquent le temps oià,
comme des rois, ils dormaient, sans labeur, sous
les palmiers sonores. Dieux d Egypte, indolents et
superbes, ils avaient des temples au lieu d'élables,
et des crèches de santal. A présent, ils sont avilis
et courbent sous le joug leurs fronts altiers. Ils
détestent l'homme qu'ils sont obligés de servir:
Mort et malheur sur toi, maître et bourreau d'esclaves l
Toi qui mets au timon les monarques déchus.
Lâche insulteuT des dieux quand tu ne les crains plus...
— 55 —
Ces poèmes et d'autres d'une inspiration ana-
logue attestent cliez M. Louis Mercier une âme
tourmentée, et, sans doute, pouvons-nous attribuer
à son tempérament inquiet, autant qu'à son ata-
visme, son amour de la vie rustique qu'il célèbre
en chacune de ses manifestations. La paix, le calme,
le repos, ne naissent-ils pas des occupations mono-
tones et identiques du paysan ? Sa besogne régu-
lière lui vaut l'équilibre de l'espritet laquiétudedu
cœur. Elle lui impose une sage discipline. Exigeant
une attention constante, elle lui interdit les vains
rêves et les souffrances illusoires. Le spectacle des
immuables lois qui régissent le monde, le retour
périodique des phénomènes lui enseignent que nos
agitations sont petites et nos plaintes inutiles.
M. Louis Mercier le comprend, il a besoin de ce
calme que dispense l'existence campagnarde et il
l'aime parce qu'elle le procure à ceux qui restent
aux champs. Il l'aime encore parce qu'elle répond
à son instinct de poète et qu'il en discerne la beauté
et la grandeur. Nous l'avons vu personnifiant les
choses et donnant une âme aux pays8iges. En
parlant des travaux des laboureurs, — et bien
— 56 —
que son observation qui est, ici, non moins
bonne qu'en étudiant la nature, lui permette un
excellent réalisme, — il ne perdra point son
pouvoir de parer ce qu'il peint d'un souverain
prestige, de le revêtir d'un caractère sacré et
den dégager la splendeur cachée. Il est salutaire
de gagner son pain, il est digne de remplir sa
tâche, sans faiblesse, et le geste éternel aidant
à l'homme à assurer sa vie et à enseigner la
vaillance à ses descendants a une incomparable
noblesse. Aucun acte n'est indifférent, ni banal, ni
trivial. Par une sorto de gravité religieuse et de
recueillement ému, par le goût qui lui est naturel
de l'épithète austère et magnifique, l'auteur de
L Enchantée élargit, jusqu'aux confins du passé, les
tableaux qu'il a sous les yeux, montre leur signi-
fication majestueuse depuis les temps les plus
reculés, et force notre respect en nous rappelant
ce caractère immémorial. Représente t-il un pay-
san dans la vérité de son labeur, tous les paysans
qui l'ont précédé surgissent en face de nous avec
une attitude identique, et le héros du poète grandit
prodigieusement ; il devient un type d'humanité.
— 57 —
Lisez le Chant du Semeur. M. Louis Mercier
s'en tient d'abord à une simple description et ne
révèle que ses qualités d'artiste attentif. Dans un
soir d'automne qu'éclairent les rayons violacés et
doux du soleil, un laboureur « ayant l'air de chasser
devant lui sa grande ombre » épand la semence en
marchant. L'attelage le suit. Des bœufs traînent
la herse aux dents luisantes. La glèbe fume, et,
tandis qu'il va, jetant le grain, le paysan chante.
Alors, M. Louis Mercier change d'accent; il s'exalte;
le sens sacré de la scène se dévoile à lui ; la mélo-
pée du semeur retentit immense, chargée d'un
enseignement extraordinaire. Nous remontons,
d'une superbe envolée, à l'origine des âges. « Tout
ce qui s'accomplit de sacré sur la terre, enseigne
le poète, s'accomplit en chantant. » Le sol que
réjouissent les sons accueille les semailles avec
plus d'amour, et, lorsque le froment dispersé,
ce soir, aura germé, lorsque les blés mûrs ondu-
leront au vent en un remous d'or pâle, ils répé-
teront le chant « vénérable et mystique » du
laboureur. M. Louis Mercier s'écrie:
— 58 —
Or, plus que ton labeur nulle œu-\Te n'est profonde.
Car c'est un sacerdoce aussi vieux que le monde,
Et qui te vient des cieux,
Que de sacrifier 5 la terre en offrande,
Afin que l'an prochain la terre te le rende,
Le grain mystérieux.
Ce don de transfigurer les moindres actes d'une
humble destinée et d'enfermer dans une image
du pj'ésent la grandeur du passé, je le retrouve
dans les pages où M. Louis Mercier raconte le
repas des paysans. De même que pour le Chant
du Semeur, il commence par reproduire exacte-
ment ce qu'il voit, et ses notations sont d'une
vérité scrupuleuse. Un jour d'été, le père, les
grands fils, les tâcherons à gage se mettent à
table. Selon l'usage ancien, les femmes restent
debout. Les hommes, eux, « mangent sans rien
dire et sans penser a rien ». Le chien rôde, les
cuillères tintent sur les écuelles. La lumière de
midi frappe un pot « dont les flancs obèses suent
l'eau fraîche ». Tous les détails du spectacle sont
pittoresques et vécus. Mais, prenez garde, si vous
ne vous bornez pas à regarder ces gens qui rassa-
sient leur faim, lourdement et gauchement, si vous
— 59 —
réfléchissez, une soudaine splendeur illuminera
les habitants de la ferme. En se nourrissant, ils
accomplissent une fonction sacrée. Il y a, dans le
pain qu'ils mordent, « la vertu des sillons w.l'àme
du sol, le meilleur de la terre. Elle les envahit
et les pénètre ; elle les rend persévérants et forts
et ils reconnaissent ses bienfaits en l'aimant avec
leur sang, leurs os, leur chair, « d'un amour
ombrageux et tendre ». Certes, ils ne sont plus
vulgaires, les paysans attablés, quand M. Louis
Mercier affirme :
Mère des clairs épis et des ardents raisins.
Quelque chose de grand, quelque chose de saint
S'accomplit chaque fois, ô Terre,
Qu'à cette table où les aieux se sont assis,
Les sobres laboureurs viennent s'asseoir ainsi
Au retour des lâches austères.
Car en mangeant le pain de tes blés, c'est ta chair
Qu'ils font s'incorporer au profond de leur chair,
Et c'est, au secret de leurs veines,
Le plus chaud de ton sang qu'ils mêlent à leur sang.
Quand ils boivent le vin que ton sein tout-puissant
Verse pour réjouir leurs peines.
Pour qui comprend et interprète la vie rustique
— 60 —
de cette manière, pour qui sait en dégager de la
sorte le haut symbolisme, la relier à ses origines
lointaines, montrer à travers elle la beauté d'un
long effort ininterrompu et d'un héritage sacré,
transmis, depuis des siècles, d'une génération à
l'autre, le paysan n'est pas l'être misérable, pauvre
d'esprit et de cœur, guidé par son brutal instinct,
asservi à une besogne ingrate et médiocre, que
nous a peint le naturalisme. M. Louis Mercier l'a
senti à cause de son amour pour la terre et à cause
de la sympathie qu'il étend aux gens et aux choses
de la campagne, le paysan est, au contraire, cons-
cient et paisible, attaché aux champs de ses aïeux
et aux traditions que ceux-ci lui ont léguées ; sa
mission est grande ; son sort est enviable ; il
mérite nos louanges, nos remerciements, notre res-
pect ; sa lâche est belle, et, fût-elle dure, hostile
et revêche, il est joyeux de la remplir. Bien mieux,
il l'aime d'être pénible et rude. Le poète le croit,
les laboureurs qui dorment leur éternel sommeil
ne se souviennent pas des doux angélus ni des
moissons nouvelles ; ils ne dressent pas l'oreille à
l'appel des fléaux sonnant dans l'aire ; ils ne
— 61 —
regrettent pas les sacs remplis de giain ni les
jours de grand soleil; que regrettent ils donc?...
C'est aux rudes labeurs que va leur âpre amour,
A l'effort acharné par qui la glèbe enfante :
Aux matins frissonnants de novembre, aux labours
Par les terrains hargneux, lorsque l'automne vente ;
Aux soirs qui les ont vus marcher, courbés et las,
Dans la brume, dans le grésil, dans la froidure ;
A l'ouvrage où se sont usés leurs pauvres bras.
Aux misères sans fin qui rendent l'àme dure.
En combien d'autres poèmes moins solennels et
moins éloquents, mais d'une si probe observa-
tion et d'un si chaud coloris, M. Louis Mercier n'a-
t-il pas chanté le village, la ferme, les champs, et
qu'il nous est facile d'y apercevoir toujours la ten-
dresse qu'il éprouve ! Ici, c'est une messe du matin.
L'église est vide ; le bourg s'éveille ; on entend
des bruits de voix et de pas ; les portes bâillent
une à une ; le treuil d'un puits vibre: un tombe-
reau passe, cahotant : puis le silence renaît, le
matin semble en prière...
Et, de loin, dans les champs, pareils
A quelque foule qui^se presse,
InclinantUeur^front au soleil.
Les blés assistent à la messe.
— 62 —
Là, c'est un après-midi de dimanche et les
vêpres sonnent. Les champs sont déserts, les
maisons sont fermées et laissent filtrer une fumée
de leur toit. Rien ne bouge ; « le vent songe, les
bois écoutent » ; l'heure est pensive ; la terre
paraît grave...
Et la paix, sous ce ciel qui dort,
Est si profonde qu'elle donne
Un aAant-goût de bonne mort...
Les vêpres sonnent.
Regardez, maintenant, l'étable, un soir d'hiver.
On trait les vaches. Parmi les toiles d'araignée,
pend une lanterne qui éclaire les choses à demi. Sa
fumeuse lueur modèle vaguement les flancs bom-
bés et les croupes rondes des bêtes. Des reflets
tremblent sur la muraille. Un joug s'y dessine.
Comme un tas d'or, luit un amas de paille :
... Les bonnes vaches que l'on trait,
Immobiles, les yeux béants, devant leur crèche,
S'abîment dans un rcve indolent d'herbe fraîche,
Au bruit moelleux du lait qui tombe dans du lait.
Pénétrons dans la cour, à l'heure de la sieste.
— 63 —
Les bœufs gisent, repus, devant leur crèche. Les
batteurs se sont couchés sur le seigle. D'invisibles
essaims vibrent dans l'air. La brise apporte le
parfum des trèfles eu fleur. Seules, les poules
voraces, appelées par le cri « d'un coq rauque et
vermeil » picorent le grain et font ripaille, à l'insu
des dormeurs.
Ailleurs, nous assistons à la Naissance du vin.
Dans un coin de la grange, se dresse l'énorme
cuve. Une écume ardente monte à ses bords ; des
ruisseaux rouges sinuent sur ses flancs ; le raisin
fermente avec une sourde rumeur. Puis le vin coule
aux canaux du pressoir, et TAucien arrive pour le
goûter. Les fils se lèvent ; ils tendent à leur père
un large verre qu'ils ont rempli :
Mais, devant qu'y tremper ses lèvres, en silence
L'xUeul hausse la coupe et contemple, joyeux,
La lumière du x'in qui sous le cristal danse.
Donner celte impression d'exactitude suppose
que l'on a longuement vécu dans la familiarité
des choses, qu'on les a regardées avec une tendre
patience et une complaisance minutieuse.
— 64 —
Toutefois, M. Louis Mercier ne chante pas seule-
ment les décors et les épisodes agrestes. Son
humeur inquiète que nous avons signalée et à
laquelle nous avons attribué sa prédilection pour
la calme existence des champs, lui fait apprécier
aussi la sécurité de la maison de ses ancêtres. Là
est l'asile etTabri, loin des dangers et des hasards
périlleux, loin des embûches du monde. Il est donc
le poète de la demeure et de ce qu'elle enferme de
plus précieux, le cellier, la huche, la table, le
berceau des enfants^le Iit,râtre où l'on se réchauffe,
la lampe qui nous éclaire, l'horloge qui sonne les
heures de la vie et celles de la mort. Je n'ignore
pas le péril de traiter ces sujets et qu'ils peuvent
n'inspirer que de plates descriptions, de sots
attendrissements et de la sentimentalité niaise.
Mais je sais également qu'interprétés par un véri-
table artiste, ils sont une source de magnifique
inspiration et les thèmes des plus amples dévelop-
pements. Il suffit d'être capable de les dramatiser et
de les grandir. Il suffit d'y apercevoir les éléments
d'une fresque et non dun petit tableau de genre.
Or, on aurait très mal compris M. Louis Mercier
— 65 —
et je l'aurais bien mal fait comprendre, si l'on
ne se doutait déjà que son livre le Poème de
la Maison n'est nullement une série d'aimables
croquis. Ses diverses qualités et sa façon de sentir
et d'exprimer la vie le servent, dans cette œuvre,
mieux que nulle part ailleurs. Il nous a montré
la nature soucieuse de nos maux, occupée de nos
besoins, attentive à notre bonheur, mêlée à notre
existence. Sa maison est toute pareille ; vigilante et
maternelle, elle est un être vivant. Il a anobli les
choses en leur attribuant nos plaisirs et nos peines,
en racontant leur intervention dans notre destinée
et les services qu'elles nous rendent. De même, il
expliquera pieusement pourquoi la maison et ce
qu'elle contient ont droit à notre gratitude. Il a
perçu le mystère en certains lieux, à certaines
heures. Le mystère imprégnera encore les pages
où il célèbre sa demeure et il révélera le secret de
l'objet le plus insignifiant en apparence. Gomme
il a prouvé le caractère auguste de la vie rurale
en la rattachant à ses traditions millénaires, il
prouvera que la maison est vénérable à cause de
tous ceux qui s'y sont succédés et il honorera leur
— 66 —
mémoire. Comme il a indiqué la beauté cachée
du geste du semeur et du repas du paysan, il indi-
quera la beauté des simples actes que nous accom-
plissons dans le logis familial, de la naissance à
la mort. Telle est la façon dont M. Louis Mercier
a compris et exécuté son Poème de la Maison,
Ai-je besoin d'ajouter que, dans ces conditions, le
livre a un sens universel et une si vaste portée
que tous les hommes y retrouveront, s'ils sont
dignes de les éprouver, les émotions que suscite
en eux la demeure où ils ont été élevés. Chacun
des poèmes contenus dans ce recueil est une véri-
table symphonie, un drame en plusieurs actes
avec des rythmes nombreux étonnamment adap-
tés aux divers mouvements de l'âme, et chacun
d'eux note tout ce que les choses, conscientes et
vivantes par le vouloir du poète, peuvent ressentir
à notre contact ou nous suggérer. Mais nulle
explication ne vaut la lecture du Poème de la Mai-
son. Suivons, un moment, M. Louis Mercier.
Dès le commencement, la maison acquiert une
personnaUté humaine. Cachée au milieu des ver-
gers et de la terre, elle se dissimule aux regards des
— 67 —
passants, et, dédaigneuse de connaître le monde,
de voir un vaste horizon, elle contemple seulement
le pays des ancêtres. Il lui suffit de regarder les
prés et les terres, les bois et la vigne appartenant
aux siens, de savoir les noms de leurs champs,
de suivre les progrès de leurs semailles, de les
surveiller quand ils besognent dehors, et de garder
le troupeau quand le berger s'est endormi. Elle
aime tant ceux qui vivent dans son ombre:
... Si le poids du jour par moment les oppresse,
S'ils ont faim, s'ils ont soif, s'ils sont las et meurtris,
Pleine de réconfort et riche de tendresse,
Toute prochaine, au bout du sentier qu'ils connaissent,
La maison maternelle et douce leur sourit.
Elle leur sourit et se réjouit lorsque l'angélus
du soir les invite à rentrer. « Son toit fumant
déjà révèle une âme aimante », et son foyer
embrasé palpite comme un cœur empli d'allé-
gresse.
Hélas! depuis si longtemps qu'elle est bâtie, la
pauvre maison a souffert. Elle a supporté le vent,
la neige, les frimas ; elle a pris sa part des années
— 68 —
de mauvaises récoltes ; impuissante, elle a écoulé
ses habitants partir sans retour et se souvient de
leurs pas, de leurs voix...
La maison a souffert... Mais les chagrins et l'âge
Ont mis en elle un charme émouvant et sacré :
On ne sait quoi d'humain respire en son visage ;
Et ses yeux semblent beaux d'avoir souvent pleuré.
Ce charme émouvant et sacré, ce pouvoir de
s'intéresser à nous, de nous surveiller, de nous
protéger, de nous garder, de nous donner mille
preuves de tendresse, M. Louis Mercier l'attribue
à toutes les choses.
La porte constamment ouverte du matin jus-
qu'au soir laisse entrer « la lumière du ciel et
l'odeur des saisons », la chaleur du soleil et les
souffles du printemps, le mendiant que nous ne
craignons pas et le chien qui est notre ami. Mais,
quand tombe la nuit avec ses menaces, ses formes
bizarres, ses bruits étranges, elle se referme bien
vite afin de préserver les gens de la maison des
ombres ennemies et de garantir leur sommeil.
Elle attendra, pour s'ouvrir de nouveau, l'aube
fraîche, l'heure délicieuse où les êtres délivrés de
— 69 —
l'obscurité se rassurent et reprennent leurs tra-
vaux. C'est par la porte, que le soleil, dardant
ses traits d'or, pénètre dans la maison :
11 entre : la maison s'emplit de sa présence
Et, sauve des dangers dont s'infestait la nuit,
La vie avec un clair sourire recommence.
Si la porte nous garde, la cheminée nous pro-
cure le feu réchauffant, et M. Louis Mercier, en
une invocation grandiose, salue d'abord le feu
« prolecteur des premiers habitants de la terre »
et gardien du foyer, le feu qui chasse les ombres,
qui fait naître la joie et la sécurité, le feu humble
serviteur des hommes, et qui, malgré sa puis-
sance tt sa splendeur, s'acquitte simplement de
cuire les mets et de chauffer le logis :
Mais les grands paysans dont je suis descendu
Ont su te rendre, ô Feu, le culte qui t'est dû :
Afin que leur maison mieux qu'une autre te plaise.
Et que ta flamme puisse y rayonner à l'aise,
Leurs mains pieuses t'ont dédié pour autel
La cheminée immense et l'âtre solennel.
De la cheminée monte, sinueuse et lente, la
fumée qui semble l'haleine de la maison, qui
— 70 —
évoque l'attente des femmes préparant le repas
du soir, la calme fumée dont les absents se sou-
viennent... Près de la cheminée se groupent les
maîtres du logis, et ils restent immobiles, noyés
d'ombre ou éclairés de brusques reflets, selon les
jeux de la flamme. Beaucoup sont morts de tous
ceux qui se sont assis, cherchant la douce chaleur,
et l'âtre pleure leur perte, se souvient de leurs
mains^ de leurs visages, de leurs corps... Mais,
l'hiver surtout, la cheminée est bonne et affec-
tueuse, quand la neige ensevelit les champs,
les hameaux, et accumule, autour de la demeure,
du froid et du silence. N'est-ce pas grâce à la che-
minée que le feu brûle, paisible et fort, au cœur de
l'âtre, annonçant, lui qui est fils du soleil, la
splendeur prochaine de l'été :
Et soudain, du réduit obscur dont il est l'hôte,
Sentant un lumineux bien-être l'envahir,
Un grillon se réveille et chante au souvenir
Du chaud parfum des prés quand les herbes sont hautes.
La table assiste à toute notre vie. On s'y asseoit
lorsque les nouveaux nés reviennent de l'église ;
le jour des noces, c'est à la table d'abord que
l'homme fait siéger l'épouse qu'il a prise ; c'est la
table enfin qui pleure la première si quelqu'un
des siens est mort...
Car les nôtres, suivout un usage qui semble
Vieux comme rexislence et vieux comme la faim.
Quand ils ont enterré leurs morts, mangent ensemble.
Non moins que la table, le lit fait d'un noyer
planté par un ancêtre est sacre, et tout à l'heure,
après qu il aura reçu les jeunes époux, un prodige
s'opérera en lui. 11 se souviendra du temps où,
bel arbre solide, il couronnait une colline et,
quoique déchu, il frémira d'être visité par l'amour,
tressaillera comme aux printemps de jadis qui lui
donnaient de la lumière, des parfums et des nids
d'oiseaux jasants dans ses branches. D'ailleurs,
toute la maison est en fête et salue les jeunes
époux. Toutes les choses participent à la joie du
lit et se mettent à parler. Le toit promet, bien
qu'il soit vieux, de durer encore longtemps et de
protéger le nouveau couple ; la pierre usée du
seuil se féhcite d'avoir été foulée par le pas léger
— 72 —
de la ravissante épousée ; la table espère que de
clairs enfants la feront rire ; l'àtre souhaite que la
femme du maître aime sasseoir, grave et sage,
devant le foyer, et la lampe lui demande de
répandre la paix et la sécurité dans la maison,
tandis que l'horloge lui conseille la diligence. Les
champs disent aussi des paroles de bienvenue.
Les blés, la vigne, les prés clament leur allégresse.
Les grands arbres ont de tendres murmures.
Serviteurs invisibles et doux, les souffles de la
nuit apportent les arômes du jardin et la fraîcheur
des feuilles :
Tout se recueille.
Seul, par le clair silence où s'endort la maison,
Au fond du vieux jardin où les roses abondent,
Un rossignol secret exalte en sa chanson
L'amour, l'antique amour qui rajeunit le monde.
Et l'horloge, ne paraît-elle pas vaguement
humaine, avec sa face d'émail et sa robe couleur
de chêne où bat son cœur rythmique et lent ? Elle
vit à l'écart, étrange et respectée. C'est une vieille
personne qui craint les gambades des enfants et
les caprices des saisons. Elle a peur du tonnerre,
— 73 —
senroue les jours de pluie, ce qui ne l'empêche
pas de garder uii esprit ponctuel et de signifier
sa volonté respectée de chacun en allongeant son
doigt de fer rigide. Elle indique l'heure du tra-
vail et l'heure du sommeil. Seule, elle ne se repose
jamais et continue, dans la nuit, son bruit sourd.
Autrefois, l'horloge était jeune et coquette. Un
bouquet de fleurs rouges et blanches parait sa
caisse vernie. Elle sonnait gaiement :
Le rire merveilleux des enfants qui s'éveillent
Ne se rappelant plus qu'ils ont pleuré la veille,
Le printemps oul)lieux des frimas de l'hiver,
Le bonheur dont on n'a pas encor souffert,
L'amour qui vient à nous dans sa prime tendresse,
Avec des mains de joie et des yeux de promesse;
Tout cela, quand l'horloge était jeune, vibrait
Dans l'éclat de son timbre harmonieux et frais.
Elle s'est usée, la bonne horloge, et a l'air d'une
veuve. Ses fleurs se sont effacées. La brume des
années couvre sa voix. Instruite de sa triste expé-
rience, elle ne sonne qu'en tremblant, et n'en finit
pas de conter ses misères et les malheurs qu'elle a
vus...
A présent, voici la lampe qui ignore tout de
— 74 —
l'univers, des champs et du soleil, mais qui connait
admirablement les vieux meubles, les vaisselles
du buffet, les rideaux en indienne du lit, l'armoire
et la huche, le soufflet et le tisonnier qu'elle
caresse de ses feux. Voici la lampe qui met en
déroute les ombres sournoises où les vivants
s'agitent, terrifiés, et qui, d'un seul rayon de son
cœur, rend à chacun le bonheur et la sécurité. La
lampe retient dans sa lumière un peu de l'àrae
vigilante et sainte de la mère de famille. Elles
donnent, toutes deux, jusqu'à la mort, leur vie
humble et fidèle, La lampe console le vagabond
qui n'a pas de gîte ; elle prend le voyageur sous sa
sauvegarde ; elle couve le nouveau-né endormi de
son tiède regard, et, frémissante d'amour, touche au
berceau, effleure le petit visage du plus pur de sa
lumière; recluse et [)0urlant joyeuse de sa captivité,
elle suit anxieusement les humains pendant qu'ils
vaquent à leurs tâches coutumières avec leur
ombFe derrière eux, et. à force d'envelopper leurs
traits de sa flamme, elle connaît leurs âmes. La
lampe a peur du venl (jui rode ; elle redoute le
corridor vide, la cave, les galetas :
— 75 —
lampe,luis en paix, car en retour de l'aide
Que tes rayons aimants lui donnent, le foyer
Saura l'envelopper d'une tendresse tiède
Et te protégera des hasards meurtriers.
Et si le vent pervers vient assaillir ta flamme,
Sache que nous t'aimons, nous, tes frères humains,
Et qu'afin de garder tes bienfaits à notre âme
Nous t'environnerons de nos pieuses mains I
Le Four est peut-être le plus beau poème du
recueil. Faisant de son sujet un vaste cycle,
M. Louis Mercier retrace l'histoire du pain avant
qu'il soit prêt pour la cuisson. Jamais le poète
n'a été plus hautement inspiré et n'a trouvé de plus
abondantes et de plus belles épithèles. Jamais il
ne nous a mieux contraints à aimer la nature en
nous révélant les miracles qu'elle accomplit en
notre faveur. Ses strophes disent une extase
presque mystique devant le spectacle (jui lui est
offert. Le blé souffre, dès le sein de la terre, afin
de soulever la glèbe et de triompher de la corrup-
tion de sa propre semence. Ayant germé, il souffre
encore et le frêle brin d'herbe portant un espoir
sacré doit lutter contre le vent et le froid, contre le
— 76 —
givre et le verglas. Il pousse, et la lutte continue.
Les mauvaises plantes, les mauvaises herbes vou-
draient Tétouf fer. Vient l'été ; les épis ne sont pas
orgueilleux de leur splendeur. Ils inclinent leur
front couronné d'abondance :
Comme des êtres saints, héroïques et doux,
Qui se senteat élus pour un haut sacrifice,
Ils attendent la faux et s'offrent à ses coups
Pour que l'œuvre qui doit s'accomplir s'accomplisse.
De nouveau, le blé va subir le martyre. Les
batteurs s'acharnent sur lui, à coups de fléaux, le
dépouillant de sa parure de joie et de soleil. Il sent
la meule déchirer sa chair et broyer son corps. Le
blé ne se révolte pas. Il sait que ses douleurs sont
nécessaires et se rappelle que le meilleur de son
être s'exaltera dans le pain. Ce pain, l'heure est
arrivée de le pétrir. Ou môle à la farine le sel, l'eau
qui lave et baptise, le levain pareil aux antiques
pensées que se transmettent les hommes. Le four
prend sa proie ; le prodige s'achève :
Il est né ! Gloire au feu créateur et divin !
Car, dans le four profond clos comme un tabernacle,
Le feu, seul et secret, en mûrissant le pain,
Vient de consommer le miracle !
Une dernière fois le blé, qui ne meurt pas,
A d'auguâtes douleurs s'est offert en victime ;
Victorieux enfin de ce dernier combat,
Il naît à son destin sublime !
Le blé a perdu son éclat de l'été, mais, à tra-
vers les épreuves réservées aux élus, dans le
recueillement des saintes souffrances qui l'ont puri-
fié, il a conquis la suprême bonté. L'on reconnaît,
dans sa chaude et vigoureuse odeur, sa vertu
secrète, l'esprit des beaux épis défunts :
Et les hommes joyeux hument dans ce parfum
Le parfum merveilleux et profond de la vie !
C'est à regret que je ne parlerai pas des poèmes
inspirés par la cave où le vin « fougueux et clair
comme le sang d'un dieu » sent revivre en lui l'âme
des sarments et se préparc à désaltérer les hommes,
par le grenier encombré d'objets disparates et
retentissant du bruit léger et confus de la pluie,
parles fenêtres qui sont les yeux de la maison et
assistent aux travaux des laboureurs, par le puits
qui nous garde le trésor inépuisable de l'eau jaillie
du sein des collines natales. Je souhaiterais m'attar-
— 78 —
der à ces pages pleines de rapprochements imprévus
et de comparaisons charmantes, y vérifier encore
la faculté que possède M. Louis Mercier de voir
partout la beauté et d'aimer, en justifiant sa ten-
dresse, ce qui nous entoure. Je souhaiterais en
outre montrer comment il a associé les animaux
aux besognes des paysans et expliqué la recon-
naissance que méritent les bœufs patients et
robustes, le vaillant petit âne, le porc qui nous
nourrit de sa chair, le chien qui nous garde, nous
comprend, et accepte, pour l'amour de nous, d'être
détesté des bêtes qu'il surveille. Néanmoins, l'admi-
rable poème qui termine le livre l'emporte sur
les autres par sa solennité et sa grandeur.
Comme s'il voulait encore ajouter à la majesté
de sa demeure et augmenter l'impression de repos
et de sécurité qu'elle donne. M. Louis Mercier
nous évoque les générations qui s'y sont succédées,
ses ancêtres, les laboureurs. Oh ! ils ne furent pas
illustres ; ils n'ont rien accompli d'exceptionnel ;
ils sont nés, et, leur tâche faite, ils sont morts.
On ne sait rien de plus de leur destin. A peine
ont-ils laissé d'obscures traces. Leurs pas ont
— 79 —
évidé le bois du seuil; leurs doigts ont usé la clef
et le manche des outils ; la table garde les marques
de leurs corps et la pierre du foyer est noircie du
feu qu'ils allumèrent. Rien autre ne témoigne
leur passage dans la maison. Mais quelle noblesse
eut leur simplicité et leur sereine existence !
Qu'elle fut généreuse et sainte leur besogne dont
beaucoup profitèrent :
L'humanité soumise à la faim éternelle,
L'antique mal que nul de ses dieux n'a vaincu,
Leur doit un peu du pain dont le monde a vécu.
L'àme de ces disparus continue de vivre et elle
inspire au poète né de leur sang de dire les émo-
tions qu'ils ressentaient confusément, sans savoir
les exprimer. C'est à cause deux quil a un
amour indomptable pour la terre. Et il avoue :
Mon âme paysanne est fille de la vôtre ;
Si j'ai pu quelquefois exprimer mieux qu'un autre
L'émouvante beauté du rustique labeur ;
Si, pour dire ce vieux et candide poème.
Il me vient des accents qui me troublent moi-même
Tant je les sens frémir de tendresse et d'ardeur ;
— 80 —
C'est à vous, mes aïeux, que j'en dois rendre grâce,
Car mon œuvre est la fleur de votre esprit vivace :
Le souffle de mes morts y revient palpiter,
Et, sans doute, ce sont les lointaines pensées
Silencieusement dans leur être amassées.
Dont mon àme déborde et qui la font chanter.
[Is sont là, les aïeux du poète. A la chute du
jour, ils reviennent s'asseoir dans la grande salle,
les mains sur leurs genoux, la face vers la terre,
selon l'ordre où la mort les appela jadis. Ils sont
tous là, confus, noirs, silencieux, immobiles, et,
parce que leur descendant leur a parlé de leurs
prés, de leurs vignes, de leurs terres, de leurs
labeurs passés, de leur chère demeure, leurs yeux
se rouvrent, leur cœur bat, leur visage s'empourpre.
Us vont sourire... M. Louis Mercier le comprend à
leur joie, il n'a pas démérité de ses ancêtres. Ceux-
ci l'aiment et le protègent.
Rien n'est comparable à la douceur de vivre
enveloppé de la tendresse de ses morts : rien ne
vaut la quiétude delà maison familiale. M. Louis
Mercier désirerait ne jamais quitter la sienne.
Il redoute la ville, ses dangers, sa fièvre et
son agitation, les coudoiements et les contacts
— 81 —
qu'elle impose. Pourtant, il y a de petites villes pro-
vinciales qui ne sont pas bien périlleuses et qui
n'empêchent guère le recueillement. L'auteur de
L Enchantée en connaît qu'il nous a décrites avec
une malicieuse exactitude. Les gens de la cam-
pagne s'y rendent, les jours de marché, dans un
coche vieil et ridicule, portant leurs paniers où
gloussent des poules. A leur arrivée, la petite
ville se réveille ; ses masures gothiques appuyant
leur étage à des corbeaux de bois, ses impasses
et ses rues aux noms inusités et vieux paraissent
s'égayer ; dans les niches des murs massifs les
saints tremblent lorsque passent les chars-à-bancs
conduits par un valet faraud et déluré ; des trou-
peaux marchent, soulevant un nuage de pous-
sière; dans les auberges Ihôtcsse mafflue tempête
autour de ses fourneaux, et les maquignons portant
un long fouet en étole à leur cou, gesticulent et
boivent. Le soir, le silence reprend la ville ; les équi-
pages s'éloignent. L'on ne rencontre plus personne :
Tout est redevenu plus tranquille qu'avant,
Et c'est avec un timbre un peu plus sourd que sonnent
L'heure de la Paroisse et l'heure du Couvent.
— 82 —
Si paisible que soit cette petite ville, M. Louis
Mercier ne l'aime pas. Il lui préfère le calme absolu
des champs, la retraite loin de la grand'route
qu'emplit « le bruit triste et brutal de l'existence
humaine », et qui est un peu la ville encore, avec
son fracas de voitures et ses passants inconnus:
Nous n'habiterons pas au bord de la grand'route;
Mais, afin que nos jours soient secrets et joyeux,
Et pour que notre seuil paisible ne redoute
Rien des passants obscurs ni du soir anxieux,
Nous vivrons ignorés dans la maison ancienne
Où conduit un chemin qui ne^va pas plus loin,
Un chemin paysan dont les arbres retiennent
Entre leurs branches la toison des chars de foin.
IV
Qu'est-ce donc qu'un tel effroi de la vie, et com-
ment l'expliquerions-nous si nous ne reconnais-
sions pas un profond pessimisme à M, Louis Mer-
cier? Il parle quelque part des âmes qui sont nées
frileuses et qui tremblent de vivre comme sous un
automne éternel. En vérité, il a une àme pareille
et, rarement, la lumière d'une ardente joie, la
caresse et la réchauffe. Pour ce poète, qui est
cependant capable d'aimer la nature et de s'émou-
voir devant elle, tout est vain et trompeur.
L'existence est mauvaise, la femme funeste, et si
nous essayons d'échapper à la réalité décevante
de l'existence et à l'amour perfide de la femme en
cherchant l'énigme de notre destinée, notre misé-
— 84 —
rable enlendement nous refuse la solution qui
nous apaiserait ; il laisse intactes nos interroga-
tions.
Le premier livre de iNI. Louis Mercier témoigne
déjà de son désespoir, de sou sentiment de la
vanité des êtres et des choses, du mal de vivre. Il
l'a symbolisé en des strophes intitulées Tristesse
de Statue. Il imagine que Michel-Ange, ayant
terminé son colossal Moïse ^ le frappa de son
ciseau et lui enjoignit de parler. Moïse, en effet,
s'éveilla tout à coup, mais ce fut pour se
plaindre et regretter son iaipassibililé de marbre :
Pourquoi m'avoir tiré du néant solitaire
Où j'espérais en paix dormir l'éternité?
Marbre, j'étais si bien à l'ombre de la terre,
Dans la tranquille nuit de ma virginité!
... Depuis que la vie en mes veines fermente,
Et qu'au soleil humain mes flancs ont respiré
L'inguérissable mal de l'être me tourmente,
Et j'aspire au néant dont tes mains m'ont tiré.
Ce mal inguérissable de lêtre, nous ne saurions
y échapper, puisque le maudit règne sur le
monde. Dans la Tentation de Moïse, M.Louis Mer-
— 85 —
cier nous montre l'ange noir offrant à Moïse sa
puissance. Quelle effroyable puissance ! C'est 1 uni-
vers entier qui appartient au démon ; ce sont tous
les hommes qu'il courbe sous sa loi. Avant le
temps, avant le ciel et les étoiles, avant que Dieu
n'eût réalisé son œuvre, il élait né et attendait,
dans l'ombre, sa pâture. Aussitôt créé, i'homme
fut sa chose docile. Les mères et les épouses, les
vierges et les adolescents subissent l'emprise du
monstre. Il a ses temples, ses fidèles, ser, richesses
incalculables ; on baise l'empreinte de ses pieds ;
d'immenses cités acceptent son joug. 11 a le droit
d'affirmer :
... Depuis deux mille ans, je triomphe. Le roi
De toute chair qui vit et qui se meurt, c'est moi.
Mon sceptre se repose à la source de Tàme,
Et l'homme m'appartient dès le sein de la femme.
Dans l'Éden reconquis, malgré Dieu, j'ai planté
L'arbre de la science et de la volupté ;
Afin qu'au ciel jaloux la terre fît envie,
J'ai fait fleurir le mal splendide sur la vie,
Et j'ai creusé le puits éternel du péché.
Et de l'amour vers qui l'univers s'est penché.
Soumis au mal, nous nous débattons dans une
— 86 —
ombre éternelle. Vainement, depuis des siècles et
des siècles, les étoiles scintillent dans le vide et
versent aux ténèbres oii l'humanité s'agite « la
stérile lueur qui consume leur sein » . Le ciel reste
sombre et le soleil est impuissant à nous guider.
Les astres acharnés à luire n'ont pas fait reculer
l'obscurité, et, patiente, elle attend l'heure
d'engloutir le monde en sa nuit. Hélas ! nous
sommes tous semblables à ce troupeau de mou-
tons, « masse bêlante et vague », que conduit un
cruel berger, et qui va, dirait-on, comme la horde
des nuées poussées par le vent de décembre, « vers
quelque inévitable et béant abattoir ».
Quel découragement et quelle lassitude, quelle
conviction du néant de nos efforts et de la stéri-
lité de nos travaux, quelle impression d'abandon
et de solitude, nous trouvons encore dans ces
vers :
Moitié brume, moitié soleil.
Le jour qui va mourir reflète
Tout l'ennui des jours trop pareils,
Dont la vieille existence est faite.
— 87 —
Des gens sont morts, d'autres sont nés.
Innombrables, depuis l'aurore,
De pauvres êtres ont peiné.
— Demain ils peineront encore.
Et toute la vie se passe de la sorte, banale et
monotone, avec de petites joies, de médiocres
chagrins, de piètres événements. Nous sommes
les uns près des autres et nous nous ignorons ; nos
cœurs sont différents ; nulle âme ne sait la nôtre.
Nous mourons, ayant espéré obstinément ce qui
ne vient pas, ce qui ne vient jamais. Nous >dvons
tels les pauvres êtres qui demeurent sur le
rivage et s'acharnent à guetter, sur les flots, le
navire chargé de ce qu'ils ont de plus cher. Le
navire n'approche pas, et, seul, le désert iUimité
des eaux borné par un noir horizon, s'étend sous
nos yeux.
Dans le Cri de lo. femme, M. Louis Mercier a
exprimé, d'une façon saisissante, l'irrémédiable
détresse de l'humanité.
Un soir tragique, dans le désert dont le sable
rouge et tiède parait exhaler une vapeur de car-
nage, sous les cieux où les constellations écrivent
« le problème insoluble et lointain » que l'infini
nous propose, le premier homme et la première
femme chassés du paradis, se sont arrêtés, épuisés
de fatigue, frissonnants, angoissés d'avoir oublié les
mots de la prière. Eve va enfanter l'enfant de
colère et de meurtre ; Gain va naître, commençant
la race maudite. Les flancs déchirés et appesan-
tis par l'œuvre de la chair, la femme se couche
dans ses grands cheveux roux et l'homme soutient
son front. Alors, dans la solitude, dans la nuit,
dans le froid, en proie à la douleur prodigieuse de
la maternité, elle crie de tout l'effort qui la brise,
de toute l'horreur du sang qu'elle verse, et sa
farouche, sa lamentable clameur contient l'uni-
verselle misère d'ici-bas :
... Dans sa voix passait comme un pressentiment
Des innomhrabyes maux que les temps innombrables
Iraient accumulant sur la Race coupable,
Et la haine, et l'amour, et la peur, et la faim,
Tout ce qui fait haïr la lumière aux humains,
Tout ce qui fait crier la face de la terre,
Criait dans la clameur de la Mère des mères !
Or, tandis que, hurlante, Eve enfante Caïn, le
— 89 —
ciel impassible garde sa splendeur, la terre reste
muette. Riea ne répond; rien ne frémit; rien ne
bouge. Dieu lui-même n'entend peut-être pas.
Pourtant quelqu'un s'approche et se penche sur le
couple humain. Il a pitié sans doute... L'Homme
élève son fils nu et débile. Il veut le montrer,
mais, plein d'horreur, le laisse aussitôt retomber :
Car il venait de voir dans l'ombre un être étrange.
Et qui, debout, plus grand que le plus grand des anges,
Le regardait de l'air inexorable et fort
D'un moissonneur au bord d'un champ :
C'était la Mort.
La mort..., aucune autre consolation n'est
réservée à l'homme. Il est impossible de dépasser
l'intensité dramatique que M. Louis Mercier a su
atteindre ici. Lucrèce mettant dans le premier cri
de l'enfant le pressentiment des douleurs futures,
a composé une œuvre moins belle. Celte scène
du père joyeux de la naissance de son fils et à qui
la mort seule répond, comporte un enseignement
terrible et définitif.
Quelle que soit la beauté du Cri de la femme, le
Pçème du Vent nous oblige h une admiration
- 90 —
plus grande encore. M. Louis Mercier a voulu dire
de nouveau le malheur de l'humanité et il a incarné
dans le vent, ses terreurs, ses tristesses, ses fautes,
ses remords, ses passions, son inquiétude.
Fils du chaos et de la nuit, avant la première
aurore, avant le premier des matins, le vent
déchaînait déjà ses appels, ses fureurs et ses râles
dans les muettes solitudes que le Néant tenait sous
son effroi :
Le jour n'était pas né; pour les pleurs et la joie
Les faibles yeux humains ne s'étaient pas ouverts,
Que, pareil au limier en quête d'une proie.
Le vent avait déjà flairé tout l'univers.
Depuis, le rôdeur surhumain, l'éternel vaga-
bond, tourmenté d'on ne sait quelle envie, pour-
suivi par on ne sait quelle épouvante, court l'espace
vers un but inconnu, vers un asile mystérieux.
Que fait-il durant les jours et les siècles ? Que dit-
il quand il balbutie ? Quelles sont les raisons de
ses rires et de ses larmes ? Quel est son visage ?
Nous l'ignorons. Et voici exprimés le trouble et
l'incertitude de notre destinée, l'anxiété qui nous
visite, la marche incessante des générations vers
— 91 —
l'énigme de l'Au-delà, la malédiction divine qui
nous accable.
Le vent est frère de la mort. Du plus loin des
âges, ils cheminent ensemble, invisibles sur les
routes de la vie. Le vent infatigable est le héros
qui précède la mort et clame sa venue :
Le Vent, comme la Mort, aime d'amour la nuit ;
C'est dans l'ombre surtout que grondent ses rafales ;
Et n'est-ce pas la Mort qui chevauche avec lui
Lorsqu'il emplit le soir d'un galop de cavales ?
Nous aussi, la mort uous précède. La mort qui
nous prendra, un jour, ne nous quitte pas un seul
instant.
Le vent expie peut-être un crime. Peut-être
est-il puni d'avoir surpris le mystère et dit le secret
que Dieu voulait taire ? Peut-être est-il châtié
d'avoir su, à l'origine du monde, ce que l'homme
ignorait :
De devant la terrible Face,
Frappé d'un exil infini,
Le Vent, parle temps, par l'espace,
Fuit éternellement banni.
L'homme orgueilleux qui voulut trop savoir ne
— 92 —
fut-il pas également condamné et banni de la pré-
sence de Dieu ?
Le vent rôdeur est le compagnon de la souf-
france et de la déchéance humaines. Tous ceux
qui marchèrent « expiant comme lui d'inexpiables
fautes» et poursuivis par la colère divine, l'ont
rencontré sur leur chemin. Il a vu Gain et humé
le sang tiède qui fumait sur ses mains. Il a vu, un
soir qu'il soufflait plus amer et plus rude, le pre-
mier homme et la première femme, errants,
lamentables et nus, dans la sohtude :
Et pendant qu'ils allaient sans relever la tête
De peur d'apercevoir les menaces muettes
Que leur faisaient les Cieux,
Ce fut le Vent qui but au bord de leurs paupières
Les larmes qui venaient d'y naître, les premières
Larmes des premiers yeux.
Les œuvres du vent sont brèves et fragiles.
Tourmenté d'un désir créateur, il s'essaie à faire
dinccrtaines musiques en passant à travers les
ramures, mais ce sont des bruits informes. Ce
qu'il trace sur l'eau des lacs et des étangs, lui-
même l'efface. S'il fait jaillir des flots de la mer
— 93 —
qu il pétrit de son souffle, de monstrueux chefs-
d'œuvre, ceux-ci s'écroulent bien vite. Avec les
nuages, il sculpte des vallons, des collines, des
formes de femmes, il construit de fabuleux palais,
il bâtit de légères murailles :
Le nuage croule... Et jamais ne s'achève
Sous les doigts du A'ent l'œuvre fragile et brève
Que le vent maudit recommence sans trêve.
Les œuvres humaines imparfaites, et qui seront
anéanties demain, ne sont-elles pas identiques à
celles du vent •...
Après que toutes les voix se seront tues, après
que tous les yeux se seront fermés, après que la
mer ne respirera plus et que les monts se seront
écroulés, après que le monde aura péri dans le
désastre suprême et que la mort, ayant cessé de
trouver sa pâture, sera morte à son tour, le vent
survivra :
Rien ne remuera plus que le Vent. Et le Vent,
De tous les bruits épars dans l'univers mouvant.
Fera le dernier bruit dans le dernier silence;
Et vers les profondeurs du monde dévasté
Le vent fuira toujours, toujours, épouvanté
De s'entendre marcher seul dans le vide immense...
— 94 —
Ah ! le prodigieux symbole du néant et de la
désolation de la vie, et quelle grandiose équivoque
M. Louis Mercier a réussi à créer ! Allier ainsi le
mystère, la vanité et la souffrance de la destinée
humaine au formidable élément mystérieux, fuyant
et destructeur, qui répercute nos sanglots, nos
plaintes et nos cris dans ses voix innombrables,
en ne montrant de lui que son inquiétude éter-
nelle, c'est vraiment du génie. Et l'exécution du
poème vaut lidée qui lïnspire. Ij auteur de L'En-
chantée varie ses rythmes avec une adresse iné-
puisable. Le mouvement de ses strophes, non
moins que ses images hardies et violentes, nous
communique le frisson qu'il souhaite nous donner.
M. Louis Mercier doit beaucoup à Verhaeren^ au
truculent Verhaeren des Flamandes, au Verhaeren
inquiet des Campagnes hallucinées, et l'on s'en
aperçoit dans toute son œuvre. L'influence du
grand poète est surtout visible dans le Poème du
Vent. Ceci n'enlève rien de son mérite à M. Louis
Mercier, non plus que de s'être rappelé Vigny,
selon la juste remarque de M. Gabriel Aubray,
dans Tristesse de statue et la Tentation de Moïse.
— 95 —
Il ne faut pas prendre pour de l'imitation une
similitude de tempérament et des affinités d'esprit.
La vie est mauvaise. La femme est-elle bonne
et saura-t-elle nous consoler ? Non, la femme est
dangereuse; elle nous détourne de notre devoir;
elle nous empêche de réaliser nos nobles rêves, et,
cependant, nous lui sommes soumis. La femme
est le péché et la souillure, la fièvre funeste, le
délire impie. Nous devrions la fuir, la craindre, la
mépriser, et elle nous attire invinciblement; notre
lâcheté nous interdit de lui échapper. L'on se sou-
vient que M. Louis Mercier a déjà exprimé ces sen-
timents et ces idées dans le Tueur de Sirènes et
Songe d'hiver. Il y revient avec une nouvelle force
dans le poème des Voix de la Terre et du Temps,
qu'il intitule Vox de Abyssis et qui traduit éton-
namment la concupiscence humaine.
Voulant s'affranchir et se racheter de l'amour
de la femme, l'homme demande à la mort l'oubli
du mal délicieux qu'il a souffert, l'oubli des baisers
qui ont brûlé ses lèvres et de la chevelure « chaude
et noire comme un vin » qui l'a grisé :
— 96 —
Puis, de peur qu'en la paix de ton refuge, ô Mort !
Son implacable amour ne me retrouve encor,
Couvre-moi d'un linceul plus pesant que la terre,
Entasse l'ombre et le silence sur mes os...
La mort acquiesce au désir de ce « damné de
l'amour » et, afin de le mieux garder, elle lui fait
un grand sépulcre dans la mer, elle roule des flots
et des flots sur sa tête, elle accumule sur son
cadavre une telle masse d'eau qu'il ne peut
entendre la tempête. Il dort longtemps, guéri et
purifié par l'onde qui l'environne, la chair renou-
velée, l'esprit tranquille. Ses peines de jadis dimi-
nuent et s'effacent. Il se croit libre :
Mais, hélas ! Celle à qui l'homme doit de connaître
Toutes les voluptés et toute l'horreur d'être,
Près des flots, au coucher du soleil, vint s'asseoir,
La blancheur de ses pieds réjouissait l'arène,
Épars au veut marin, dans l'or rouge du soir.
Ses cheveux embaumaient les vagues de leur traîne...
Désormais, la sécurité est interdite au misé-
rable. Il se réveille; le désir le tenaille encore;
du fond des abîmes il tend les bras pour atteindre
la noire toison dont se voile la femme et revivre
dans sa haine et son amour.
— 97 —
Lamourest un supplice et nous ne sommes pas
capables de nous soustraire à l'amour. Dans Là-Bas^
M. Louis Mercier dresse l'image du Désir à qui le
monde est asservi. Elle se tient debout,sur le rivage
de l'enfer, dansun vénéneux jardin oii fleurissent
les pavots rouges et noirs et les sombres aspho-
dèles. Sa chevelure brille; ses joyaux flambent;
sous sa noire simarre se cache la splendeur de son
corps, « Tous ceux de qui l'amour a dévoré les
moelles » accourent vers elle. Tels des guerriers
frappés dans les combats, ils sont pâles et portent les
stigmates de nombreuses blessures. Leurs mains et
leurs cœurs saignent. Qu'importe, ils reviennent à
leur désii :
Et plus nombreux que les feuilles des bois, et tels
Que des abeilles hors de leurs ruches funèbres.
Vers la fleur d'ombre et d'or droite dans les ténèbres
Ils se ruent vainement en efforts éternels...
Trompé par la femme et déçu par l'existence,
l'homme essaiera d'alléger ses tourments en cher-
chant le secret de sa destinée et le sens de
l'univers. Sa peine est inutile. Rien ne lui sera
— 98 —
révélé. De même que les oiseaux naufragés dans
les ténèbres et la bourrasque d'un soir d'automne
fouillent l'ombre de leurs yeux, sans rien voir, et
jettent une clameur d'agonie à laquelle rien ne
répond, de même aussi les hommes sont abîmés
dans un mystère insondable et en subissent l'épou-
vante.
M. Louis Mercier imagine quela sereine et blanche
Himalaya se demande ce que sont l'azur, les
étoiles et les déserts du firmament au-dessus
d'elle. Elle a épié ces choses inconnues et n'a pas
entendu le mot que tait la nuit. Elle avoue, et
nous pouvons, tous, avouer avec elle :
Pour lire ce qu'écrit la main de l'InA-isible,
Depuis des millions de siècles, vainement,
.le regarde le soir ouvrir comme une bible
Les pages de saphir du muet firmament.
La nuit, sourde, gardant son énigme pour elle.
De ses lèvres n'a pas encore rompu le sceau ;
Et depuis qu'anxieuse en son livre j'épelle,
Hélas ! je n'eu sais pas plus long que l'arbrisseau.
L'homme est impuissant à vaincre le mystère
qui l'environne ; s'il ose l'essayer, il sera puni et
— 99 —
frappé d'un châtiment terrible. L'auteur des Voix
de la Terre et du Temps nous le fait comprendre de
la façon la plus pathétique dans son Œdipe victo-
rieux.
L'CEdipe de M. Louis Mercier n'a rien du héros
thébain et la Sphinx, dans l'œuvre de notre poète,
ne se précipite pas du haut d'un rocher. Ni
Sophocle, ni Euripide, ni Eschyle, ni Stace, ni
Voltaire^ ni Corneille, n'ont eu, je crois, l'idée de
représenter Œdipe comme un jeune, valeureux et
orgueilleux héros domptant le monstre par sa
force. En outre, M. Louis Mercier situe le drame
dans une forêt étrange et luxuriante, ce qui est
également une conception neuve et originale.
Impassible et cruelle, ayant, dans son sourire
« l'ambiguïté de l'énigme éternelle »,une maléfique
lueur dans ses yeux, la Sphinx a causé des désastres
sans nombre. Elle a désespéré des vierges, des
épouses, des mères, en tuant ceux qui sont venus
vers elle. Les faibles et les lâches fatigués de leurs
humbles besognes et de leurs clairs bonheurs, les
êtres avides de beauté, les penseurs avides de
science et de vérité, elle les a tous pris. Mais
— lUO —
Œdipe s'avance, héroïque et robuste ; il n'inter-
rogera pas le funeste regard. Ce qu'il veut, lui,
c'est saisir la bète aux cheveux et venger les vic-
times dont elle se reput. Retirée au fond de la forêt
énorme et séculaire, la Sphinx attend. Des arbres
méchants et trapus la gardent. Autour d'elle, l'air
s'épaissit, chargé de miasmes vénéneux et des
mouches velues bourdonnent. Ivre de son carnage
récent, elle va s'endormir, quand, tout à coup,
elle pressent rapproche de l'homme. Un frisson
court sur sa peau ; sa gorge se gonfle ; elle bondit.
Calme et fort, Œdipe est devant elle. La Sphinx
devine le dessein du héros ; elle tente de le séduire.
La voix mélodieuse, elle lui offre son amour, son
étreinte, ses bras nus et brûlants, ses caresses, et
elle lui offre de lui dévoiler l'Énigme, les secrets
de la mort et ceux de la vie.
Or Œdipe aux yeux clairs répond : « Moi, je te hais I
La vanité de ton énigme je la sais.
Et J'atteste Hélios, œil du jour, et je jure
Par les ondes du Styx éternel que je vais
De ton corps monstrueux ôter ton âme impure. »
Il dit, s'empare de la bète et la traîne par les
— 101 —
cheveux . Arrachée aux ténèbres des bois, la Sphinx
rugit un appel désespéré. Des bêtes effrayantes
surgissent de l'ombre. Des larves gigantesques se
dressent. Une faune fantastique apparaît. Les
Euménides, ces chiennes d'enfer, la Gorgone cas-
quée de serpents, les Harpies cachées sous leurs
ailes visqueuses, les Hydres exhalant des vapeurs
fébriles de leurs naseaux, le Dragon énorme, tous les
monstres vaincus par Hercule essaient d arrêter
la marche (l'Œdipe. La forêt elle-même s'anime
pour défendre la Sphinx et se peuple de formes
menaçantes, de rampements et de sifflements. Le
héros ne craint rien. Il va, resplendissant, allègre,
impétueux, traînant toujours sa proie, et l'expose,
enfin, au soleil vengeur. La lumière la frappe; l'on
découvre la fabuleuse turpitude de son être, ses seins
lubriques, sa croupe obscène, ses mains couvertes
de sang et de boue. Les rayons du soleil la criblent
de blessures. Les flèches du jour vibrent en sa
masse obscure. Elle agonise. Œdipe a triomphé, mais
son triomphe est illusoire, et la Sphinx, avec une
ironie vengeresse, le prévient que le mystère qu'il a
cru vaincre exercera sur lui de terribles représailles :
- 102 —
Car tu n'as pas vaincu le Mystère. Il te reste
Quelque chose à savoir de l'Énlgine funeste
Dont tu t'enorgueillis de surmonter l'effroi ;
Et le secret gisant aux replis de ton âme
Est plus impénétrable encor, et plus infâme,
Que celui que tu viens de dévoiler en moi.
Mais, un jour la Lumière à qui tu m'as livrée
Te frappera de son évidence sacrée.
Soudainement la Chose horrible apparaîtra.
Et des sueurs de sang mouilleront ton front blême
Quand tu sauras le mot du monstrueux problème
Que la Fatalité brusque élucidera.
On l'a reconnu, M. Louis Mercier est un poète
foncièrement chrétien. N'est-ce pas d'un chré-
tien de voir, dans l'amour, la tentation et le
péché, de souffrir du mal qui opprime le monde
et nous guette à toute heure et en tout lieu, de
sentir que la vie ne comble pas nos aspirations et
ne nous donne pas le bonheur, de comprendre
qu'avec notre seule raison nous sommes impuis-
sants à découvrir le sens de nos actions et de nos
pensées, le but de notre destinée, le secret de
l'univers, de reconnaître enfin i[\ic la créature
humaine est infirme, débile et coupable ?
Nous voulons éclaircir les mystères qui dépassent
notre entendement et qui nous sont interdits.
— 104 —
Acceptons la foi simplement et nous ne serons plus
inquiets . L'amour est un supplice et une désillu-
sion perpétuelle. Cherchons l'amour suprême,
la tendresse infinie qui ne trompe pas et nous
ne serons plus torturés, nous cesserons d'être
déçus. L'existence est ennuyeuse, pénible, mau-
vaise ; nous courons à la mort sans une joie, sans
une véritable consolation ; ne plaçons pas notre
idéal dans l'existence, assignons, en dehors d'elle,
un but à nos efforts. Tel est bien l'enseignement
sous-entendu dans les poèmes de M. Louis Mercier
que nous avons récemment étudiés.
Je ne me dissimule pas que son pessimisme l'a
parfois entraîné un peu loin et M. Aguettant ' a eu
raison décrire à propos du Cri de la Femme : « Dans
quel abandon de Dieu souffrent ces deux pécheurs,
qui pourtant mourront pardonnes ! Reconnaîtrons-
nous en ce couple trois fois maudit les lointains
ancêtres du Rédempteur? Il ne faut pas dissimuler
ici que M. Louis Mercier, entraîné par le senti-
ment tragique du sujet, et d'ailleurs, cédant à son
1. L. Aguettant, /es ['oix de la Terre et du Temps, par M. Louis
Mercier. Lyon, Imprimerie Emmanuel Vittc, 1903.
— lo:, —
goût d'artiste pour linteasité, a tendu la corde
jusqu'aux plus stridentes vibrations du désespoir.
Certains vers se défendraient mal devant une théo-
logie rigoureuse. » La réflexion est juste, mais il
n'y a là, en effet, ainsi que dans d'autres poèmes,
qu'un goût d'artiste pour l'intensité. Si nous
n'avions déjà les meilleures raisons de croire aux
sentiments religieux de M. Louis Mercier, com-
ment, ayant parcouru son œuvre, en douterions-
nous ?
Dieu est toujours présent à fauteur de Ponce
Pilale quand il peiut la nature et la vie rurale.
Il l'associe aux travaux des laboureurs, le découvre
dans la belle ordonnance des moissons, dans
l'harmonie des paysages, revient à lui à chaque
instant, linvoiiue spontanément. En combien de
pages la pieuse ferveur de M. Louis Mercier ne se
devine-t-elle pas ou ne se donne-t-elle pas libre
cours? Il a lu la Bible et s'est nourri de l'esprit des
Écritures. Nous nous en apercevons, au début de
L Enchantée, dans la Parabole des blés dont la
langue est directement empruntée au texte sacré .
Un soir de juillet, à l'heure où la brise est
— 106 —
lente, les épis exhalent un chant « doux comme
un poème d'autrefois ». Parce qu'ils ont beaucoup
appris « au livre du ciel bleu » ils enseignent à
l'homme qu'il ne suffit pas de laisser tomber
négligemment la semence dans les ronces et les
buissons si Ton désire récolter du bon grain, mais
qu'il importe, au contraire, de détruire les ronces
et de labourer longtemps le sol avant de le voir
germer :
Ainsi, quand le très bon et très doux Laboureur,
A votre âme voulant confier sa semence,
Y trouve enracinés et le mal et l'erreur,
Il se fait précéder du soc de la souffrance.
Et le sillon fini de ce labour pieux,
Dieu sème, et sa moisson fait merveille ; et les anges.
Quand arrivent les jours de l'été radieux,
En vont amoncelant les gerbes dans ses granges.
Sans aller jusqu'à cet enseignement, M. Louis
Mercier a, nous venons de le d ire, 1 habitude de déga-
gerle sens religieux de ce qu'il voit. Le paysan mort
reposant les doigts enlacés d'un chapelet lui paraît
content et paisible, ainsi couché dans la fierté de
sa tâche bien faite. Ses enfants ont des fils; sa
moisson est belle. Dieu a béni tout ce qu'il a semé
— 107 —
« et son grenier est plein pour la Vie éternelle».
Aux yeux du poète, les clochers sont des veil-
leurs en prière et les angélus qui tintent tour à
tour « bénissent le matin qui réjouit la terre». Le
tranquille chemin qu'il chante, « c'est le chemin
qu'on prend pour aller à la messe ». Dans la
maison des siens, le soir, tous priaient ensemble.
II se rappelle les chères voix qui disaient dans la
chambre joyeuse et chaude : «... Et conduisez les
voyageurs...» Ils sont morts, ceux qui pronon-
çaient ces mots :
Que sont-ils devenus, les êtres que j'aimais ?
Par quels chemins confus sont-ils errants dans l'ombre ?
— mon Dieu, conduisez au gîte pour jamais
Ceux des nôtrcsqui font le voyage dans l'ombre!
Avant de montrer les paysans attablés, M. Louis
Mercier compose une magnifique paraphrase du
Pater. Pour que la table soit toujours joyeuse, pour
que ceux de la maison y mangent à leur faim, il
demande à Dieu de donner du pain en abondance,
do garder les sillons prospères et les bras des
laboureurs, vaillants, de bénir les semeurs, la
charrue, le soc et les bœufs, d'étendre de la neige.
— 108 —
l'hiver venu, sur les Liés nés à peine, de leur
accorder, plus tard, l'eau et le soleil nécessaires.
Mais écoutez le large lyrisme que le poète déploie :
Donnez-nous des moissons abondantes et belles.
Et bénissez les moissonneurs et les javelles :
Bénissez ceux qui font les meules, bénissez
Ceux par qui les grands chars de gerbes sont dressés;
Bénissez les fléaux dans les aires sonores,
Bénissez les batteurs levés avec l'aurore ;
Bénissez les boisseaux, et bénissez le van
Qui garde le boa grain et rend l'ivraie au vent :
Bénissez le moulin, la meule, et la trémie,
Et bénissez la huche où la pâte est pétrie,
Et bénissez le four, où, dans le feu vermeil.
Le pain mûrit ainsi que les blés au soleil.
...Dieu très bon, bénissez la table des ancêtres,
Et donnei-nous le pain de chaque jour, ô Maître !
Un Christ est suspendu dans l'humble demeure
que M. Louis Mercier a chantée, et la splendeur
du divin regard l'illumine toute. L'image est fruste,
fumeuse et vermoulue, si vieille que l'on ignore
son âge et que l'on ne sait pas le nom de l'ancêtre
qui l'accrocha :
— joy —
Mais ceux qui travaillaient la terre en craignant Dieu
De fout temps devant elle ont joint leurs mains robustes
Et prié le Seigneur pour leurs champs et pour eux.
Avec sa carrure solide, sa charpente épaisse, ses
membres massifs, il est semblable, ce Christ, aux
paysans qui l'implorent. Il a, comme eux, des bras
noueux et musclés, des mains fortes de pousseur
de charrue. Comme eux, il est triste, et on lit dans
les profonds sillons creusant sa face, les soucis et
les deuils que la vie grave sur le front ravagé des
anciens laboureurs.
En une invention charmante, M. Louis Mercier
croit que Jésus, le « doux ami des pécheurs ceints
de coi de «, s'il quittait encore la maison de son
père, viendrait, cette fois, chez les laboureurs
fidèles h la terre. Il se rendrait d'abord le plus
pauvre d'entre eux, travaillerait dur du matin jus-
qu'au soir, peinerait dans les terrains rebelles et
arroserait les sillons de ses sueurs. Il ne se trahirait
pas et nul ne soupçonnerait sa présence, mais il
serait le meilleur de tous, ne se plaindrait pas des
mauvaises saisons, n'envierait pas les semailles
des autres et bénirait leurs belles moissons.
— 110 -
Certain soir seulement, à l heure tiède où l'on
s'asseoit devant les portes des logis, il viendrait
vers les paysans « comme un frère parmi ses
frères )> , et les enseignerait dans le patois qu'ils ont.
Il leur dirait d'aimer les champs sans avarice et
que ce ne sont pas les gerbes d'ici-bas qui rem-
plissent les greniers célestes. Il leur dirait que
Dieu a le droit de ne pas envoyer le soleil ou la
pluie aux récoltes et que son courroux paternel
ne peut pas être bien long. Il leur apprendrait la
douceur pour les bêtes qui peinent plus que nous
dans nos travaux, et qu'il nous est défendu de
frapper les bœufs oppressés par le joug ou de
blasphémer contre eux quand ils sont las.
Tous arriveraient pour écouter la voix du Christ
ft sereine et belle en l'ombre ». Les hommes,
les femmes, les enfants, accourus des hameaux, se
grouperaient autour de lui, et leur nombre grossi-
rait des lâcherons portant des râteaux ou des houes,
des charretiers qui rentrent tard, du meunier
ramenant son âne au moulin, des gens qui s'en
retournent du marché de la ville. Assis ou debout,
ils resteraient là, pensifs :
— m —
Et le soir sérail doux infiniment ; parfois
Ton bras attesterai! les étoiles paisibles.
Et quand tu cesserais de parler un naoment
II se ferait un tel silence au firmament
Qu'on entendrait voler les anges invisibles..
Le Christ connaît la simplesse des paysans. Il
n'ignore pas qu'ils gardent, malgré la mort, une
grande tendresse aux biens qu'ils ont quittés. Il
leur a donc assigné, pour séjour, un paradis res-
semblant un peu à la terre. C'est un immense et
merveilleux domaine favorable à toutes les cul-
tures. Le temps y est toujours beau. On y voit
des moissons vastes comme la mer, et de grands
prés où paissent les troupeaux éclatants sous les
peupliers. Puis, on y voit des vergers dont les
fruits abondants courbent les rameaux, et des
coteaux vêtus de la magnificence des vignobles.
Les paysans habitent, avec tous ceux qu'ils ont
perdus et pleures sur la terre, une petite maison
pareille à la demeure de leur village. Ils se pro-
mènent par les sentiers bordés de marguerites et
ne travaillent guère. Le dimanche dure toute la
semaine, dans le paradis :
— 112 —
Souvent aussi tu viens vers eux en visiteur,
Et simplement, comme un mortel né d'une femme,
Tu t'entretiens avec ces anciens laboureurs.
Et tu sais, pour avoir fait toi-même leurs âmes,
Mêler à leur bonheur quelque chose d'humain,
Pour qu'ils en soient joyeux et qu'ils s'en rassasient
Sans regretter les champs cultivés par leurs mains,
Ni la douceur des maux soufferts pendant la vie !
Nous sommes, maintenant, certains que Dieu est
associé à ce que l'auteur de U Enchantée célèbre
le plus volontiers. Néanmoins, nous trouvons
l'expression de sa foi en d'autres poèmes d'inspi-
ration uniquement religieuse et ce sont les Sept
Paroles, Lazare le Ressuscité, Ponce Pilate.
Tout ce qu'un chrétien peut éprouver de douleur,
d'angoisse, d'amour, de remords, de repentir, de
désespoir devant le Dieu qu'il a outragé et qui
s'est immolé pour lui, toute l'humiliation de son
indignité et l'infinie reconnaissance qu'il est
capable de ressentir en face du prodigieux sacri-
fice de son Sauveur, M. Louis Mercier l'a dit avec
une poignante vérité dans les Sept Paroles. En
écrivant ces méditations et ces dialogues que lui
— 113 —
ont suggéré les paroles du Christ durant son agonie,
il sest égalé aux plus grands poètes catholiques.
Dès les premiers mots : « Mon père, pardonnez-
leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font », le
pécheur tombe à genoux et confesse ses torts, sa
faiblesse honteuse. Il a trahi le Christ ; il a vendu
sa vie pour trente deniers; il l'a renié plus de trois
fois ; il l'a flÊigelléet couronné d'épines ; il l'a cou-
vert d'une pourpre en haillons et couché sur la
croix; il a offert du fiel et du vinaigre à la soif
divine et fouillé le flanc auguste avec la lance afin
de contenter un désir curieux :
J'ai fait cola, Seigneur ! Mon crime est sous vos yeux.
Oh I ne le pesez point avec voire balance !
J'ai fait cela, Seigneur ! Mon crime est sous vos yeux.
Lorsqu'au pied de la croix j'aidais à vos supplices
Je n'ai pas su le mal, li('las ! que je faisais,
Lorsqu'au pied de la croix j'aidais à vos supplices.
— Puisque j'ai confessé mes crimes envers vous,
A vos pieds, ô Jésus, humble comme l'hysope,
Puisque j'ai confessé mes crimes envers vous,
Délivrez-moi, Seigneur, du mal qui m'enveloppe!
8
— 114 —
Le poète fait ensuite parler Jésus qui nous
promet le Paradis au nom des souffrances qu'il a
endurées. Pour réparer nos fautes, il a accepté que
les bourreaux comptent tous les os de sa chair,
selon la parole du Prophète, il a laissé les eaux
de la douleur déborder son âme, il a pleuré, plus
faible qu'une femme. Gomment n'obtiendrions-
nous pas miséricorde ?
Quand, pareil au lépreux assis sur une pierre,
Le mal t'aurait \Hu d'une impure hideur,
Un seul pleur, en mon nom tombé de ta paupière,
A ton âme rendrait sa première splendeur.
Dans la conscience du pécheur et sur le Gol-
gotha, le drame continue. Nous avons crucifié le
Christ, mais la vie nous crucifie à notre tour et
nous flagelle du plomb de ses lanières. Hélas!
nous ne savons pas, comme Dieu, supporter la
douleur ; '< notre chair est plus fragile que le
chaume » ; nous sommes tentés de blasphémer le
don divin de la souffrance. Marie qui nous a
adoptés pour enfants, bien qu'elle sût ce que coû-
terait notre rachat, ne viendra- t-elle pas à notre
— 115 —
secours ? Et le chrétien qui a peur de se révolter
sous les coups qui le frappent, s^écrie :
Mère douloureuse, ayez pitié de nous !
Si nous nous plaignons de nos maux, nous
avons également nos heures de doute. Semblables
au Fils de l'Homme, nous répétons : « Mon Dieu,
mou Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
Nous nous croyons orphelins. L'immensité qui
nous sépare du ciel nous parait profonde et
morne; nous avons peine à entrevoir Dieu au
fond de son éternité. Que n'avons-nous été de
ceux qui entendaient le verbe divin et, sur les
lacs, au désert, sous les palmes, touchaient le
manteau radieux, de ceux qui assistaient aux
miracles de Galilée '?...
Nous n'aurions pas courbé nos âmes embrasées
Vers les amours humains si prompts à se tarir,
Et qui laissent au bord des lèvres abusées
Je ne sais quoi d'amer dont on voudrait mourir!
Miracle ineffable, malgré nos révoltes et nos
— 1!() —
doules, le Christ désire encore notre amour. Il a
dit : « J'ai soif ». Lui qui a élé parfaitement aimé
de Marie et de Joseph, de Jean et des pécheresses
essuyant ses pieds avec leurs cheveux, lui qui a
causé la joie des martyrs et des ascètes, il a soif
de l'indigne tendresse des hommes. Et Jésus
répond au misérable confessant son indignité :
Si tu savais, si tu savais le don de Dieu,
Tu me l'apporterais en hâte, ta pauvre âme,
Et, la purifiant démon baiser divin,
En retour de ton faible et triste amour que j'aime,
De ma grâce abreuvante et forte comme un vin
Pour des jours éternels je l'emplirais moi-môme:
Car ton amour si trislc, eu vérité, je l'aime !
Quand sonnera l'heure de notre mort, quand la
vie s'échappera, goutte à goutte, de notre corps,
tel un vase fêlé qui laisse fuir de l'eau, murmurons
les suprêmes paroles: « Tout est consommé. Sei-
gneur, je remets mon âme entre vos mains. » De
l'ombre prête à nous ensevelir, crions vers la force
et la lumière du Christ. Réclamons son aide en
notre agonie. Demandons -lui le pain nécessaire
— 117 —
au voyageur « pour ne pas suceomber en sa roule
infinie », et l'huile de ses pressoirs qui trempe la
chair d'une vigueur mystérieuse. Et M. Louis Mer-
cier achève cette série de poèmes qui contiennent,
poussées à un degré d'émotion sublime, les luttes
d'une âme de croyant et les phases d'une exis-
tence chrétienne, en implorant:
Envoyez, pour guider mon âme en vos chemins,
Un ange sage et clair qui marche (levant elle
Et la conduise au Paradis par vos chemins.
Pour la verser, iH-haut. dans une cliair nouvelle,
Recueillez, ô mon Dieu, ma vie entre vos mains,
Pour la verser, là-haut, dans une chair nouvelle..
— Et je vous ehanlerui dans la gloire ♦'■leruellel
Avec Lazare le Ressuscité, M. Louis Mercier
revient à ses préoccupations essentielles, aux pro-
blèmes de la vie et de la mort ,et je ne crois pas
que 1 on ait mieux traduit l'éternelle anxiété de
l'homme aux prises avec l'éternelle énigme, que
dans cette œuvre tout ensemble épique, hiéra-
tique et religieuse. Elle a été composée d'après
— 118 —
rÉvangile, mais le poète n'a pas craint de nourrir
son sujet d'épisodes étrangers au texte sacré,
d'ajouter son invention profane au récit connu et
de faire intervenir le Christ en racontant les pre-
mières semaines qui ont suivi la résurrection de
Lcizare. Touchera l'Évangile, la responsabilité est
grande. Ne pas l'appauvrir ou le défigurer en y
touchant, la tâche est presque impossible. Quel
danger, pour un chrétien, de prêter à la personne
divine des actes, des pensées, des paroles, des gestes
qui ne furent pas les siens! Beaucoup l'ont essayé;
presque tous ont été ridicules, inconvenants ou
déplaisants. Ne m'accusez pas de sévérité et rap-
pelez-vous les pièces et les livres de M. Jean
Aicard, de M. Rostand, deM.Massenet, de M. Harau-
court, de Catulle Mendès; rappelez-vous les élucu-
brations pieuses et si fâcheuses, le zèle religieux et
déplorable de certains prêtres trop inspirés. Après
ces restrictions, n'oublions pas que M. Louis Mer-
cier est un croyant, non un aimable dilettante, et
convenons que, loin de nous choquer, il a su
dégager de son œuvre la sublime leçon de simpli-
— 119 —
cité, de foi et d'obéissance que nous donne le Chris-
tianisme.
De quelle manière le poème a-t-il été conçu et
réalisé ?
Lazare, étant sorti du tombeau, rentre dans la
maison de Béthanie, avec Jésus, Marthe et Marie.
Ivre de joie « il devine en ses veines la chaleur
merveilleuse et secrète du sang ». Le pain qu'il
mange lui vaut une nouvelle force. Son allégresse
est telle qu'il pleure en songeant à la mort. Cepen-
dant, Jésus s'éloigne. Lazare et les deux sœurs
restent à causer dans la nuit. Elles racontent au
Ressuscité les douleurs qu'elles ont endurées par
sa mort, leurs larmes, leurs sanglots, leurs appels,
leurs adieux à l'instant suprême. Elles ont écouté
son souffle se tarir ; elles ont senti son cœur
s'affaiblir et se taire ; elles ont vu ses yeux se
voiler ; elles ont touché sa chair froide . Près du
lit où il reposait, captif éternel lié de bandelettes,
elles ont mis leur tunique en lambeaux et souillé
leurs cheveux de poussière et de cendres. Mais, lui,
Lazare, en quittant la vie, qu'a-t-il éprouvé? Et
— 120 ~
Lazare parle à son tour. Ce qu'il a éprouvé, avant
de s'anéantir, il ne se le rappelle pas bien. L'on
ne peut pas révéler aux vivants ce que c'est que
la mort. Une angoisse infinie s'empare de vous. Il
fait froid et noir. Les paupières s'alourdissent et
le regard s'aveugle. La voix des êtres qui vous
entourent semble arriver d'un fuyant rivage. Et
puis les adieux vous parviennent, affaiblis. Le
silence augmente. Un abîme vous sépare de l'uni-
vers. On est comme détaché de son corps, de ses
membres et de sa chair. Lazare ajoute :
Je vis encor, pourlant.
Car cette obscurité
S'emplit confusément d'images Incertaines
Faites de souvenirs perdus. Je me revois,
Enfant, sur le chemin qui revient des fontaines;
Une femme, à pas lents, chemine devant moi;
Son visage est voilé, mais je sens que la femme,
Qui mau-che sans heurter les pierres du chemin,
Est ma mère : j'en ai la douceur sur monûme.
Or, voici que je veux retenir dans ma main
Sa tunique, et je tombe. Et quand je me relève,
Il fait nuit, je suis seul ; ma mère n'est plus là.
L'étonnante trouvaille et comme il est humain,
— 121 —
comme il est près de nous, cet agonisant que
visitent, à l'heure terrible, le souvenir de sa mère
et la radieuse vision de ses années d'enfance !
Depuis que Newman a écrit le Songe de Géron-
lius, personne n'a exprimé avec une vérité
plus saisissante les émotions de l'homme qui va
succomber.
Bientôt, l'intensité du poème de M. Louis Mer-
cier augmente encore et le pathétique atteint les
dernières limites. Les deux sœurs interroprent :
'o^
— Mais après? Au delà de la vie et plus loin
Que ce monde, n'as-tu rien découvert, mon frère?
Lazare ne s'est pas encore posé la redoutable
question. Le mystère par lequel les mortels fré-
missent et ti'cmblent, il doit le connaître puisqu'il
sort du tombeau, puisqu'il revient de l'inson-
dable .Vu-delà d'où personne n'est jamais revenu.
L'interrogation qui tourmente chacun, et dont
chacun le tourmentera dorénavant, il peut y
répondre. Il peut révéler le grand secret. Durant
ces quatre jours, qu'a-t-il fait, qu'a-t-il vu? Il
122
cherche, s'apeure, se désespère, et dit enfin : « Je
ne me souviens pas. « Non, il ne se souvient pas.
A son effroi, il sent qu'il a vu des choses « plus
qu'humaines » et entendu « ce que jamais nulle
oreille n'ouït ». Hélas ! son merveilleux songe
est vague, incertain, imprécis. Il ne sera point
permis au Ressuscité de confirmer la parole du
Christ, de vaincre les cœurs de ceux qui n'ont pas
la foi en proclamant la vérité du sépulcre. Il ne se
souvient pas :
Un infrangible sceau
Est posé sur ma lèA-re et me ferme la bouche.
Comme on fait d'un trésor caché dans un caveau,
J'explore en tâtonnant ma mémoire, et ne touche
Que l'ombre insaisissable et que le vide noir.
Je ne me souviens pas ! Que dirai-je à mes frères,
Que dirai-je aux vivants lorsqu'ils voudront savoir.
Comme vous, le secret que je devrai leur taire?
Je ne me souviens pas I Je ne me souviens pas 1
L'idée de M. Louis Mercier est tout àfait puissante
et belle et nous nous apercevons davantage de
son mérite et de son originalité en comparant son
Lazare au poème inspiré à M. Léon Dierx par le
— 123 —
même sujet. Il s'en faut que M. Léon Dierx
atteigne une telle grandeur. Pour lui, le Ressuscité
est un malheureux qu'un mauvais rêve a troublé,
et qui marche «grave et seul », ne comprenant
plus rien «au vil bourdonnement de la terre»,
dégoûté de recommencer la vie, de se « reprendre
aux soucis de ce monde », effaré et plein d horreur
de rapporter du tombeau « la science interdite à
l'avide univers » :
11 allait, chancelant comme un enfant, lugubre
Comme un fou. Devant lui la foule au loin s'ouvrait.
^'ul n'osant lui parler, au hasard il errail,
Tel qu'un homme étouffant dans un air insalubre.
Parfois il frissonnait, comme on fait dans les fièvres.
Et tout prêt à parler, il étendait la main ;
Mais le mot inconnu du dernier lendemain,
Un invisible doigt l'arrêtait sur ses lèvres.
Le Lazare de M. Léon Dierx possède le terrible
secret, et, ce secret qui l'épouvante, il n'a pas le
droit de le révéler. Le Lazare de M. Louis Mercier
ne se souvient pas, lui qui a reçu de Dieu la
— 124 —
preuve de bonté la plus étonnante, et, de la sorte,
il a toute l'infirmité de la nature humaine con-
damnée à l'oubli de ses meilleures joies et de ses
pires tristesses, il symbolise l'ingratitude du
pécheur que Dieu aide, console et visite sans
obtenir de lui un parfait amour, une soumission
absolue. Entre ces deux conceptions, la païenne et
la chrétienne, quelle différence!
Revenons à l'œuvre de M. Louis Mercier. Ayant
répondu, Lazare reste très pâle, la sueur aux
tempes. Marthe et Marie ont pitié de sa misère.
Elles le consolent. Marthe l'engage à jouir pai-
siblement de la vie et à ne pas se préoccuper de
ces étranges problèmes. Elle dit:
Si le Maître divin qui t'a ressuscité
Ne te délivre pas de l'oubli qui t'atterre,
Nous n'avons qu'à bénir sa sainte volonté.
Peut-être il n'est pas bon, il n'est pas salutaire
Aux hommes d'être instruits de toute vérité.
Marie parle à son tour. Qu'avons-nous besoin
de savoir ce que font les justes endormis dans la
tombe 1 N'avons-nous pas entendu la parole du
— 125 —
Maître? Ne sommes-nous pas certains de nous
réfugier clans l'amour du Seigneur, de trouver un
lieu d'ombre et de paix, et de ressusciter un
jour ?.
Le Christ est boa, le Christ est vrai, le Christ est beau,
Et je n'ai pas besoin d'en savoir davantage.
L'enseignement du Christianisme est contenu,
tout entier, dans ces mots. La sérénité et le
bonheur sont dans la foi. Il n'est pas nécessaire
que l'évidence de l'autre vie soit prouvée à
Ihorame. La curiosité est de l'orgueil. Il ne nous
appartient pas de pénétrer les desseins de Dieu et
nous devons, au contraire, humilier notre intel-
ligence devant lui, l'aimer, n'attendre rien que de
sa tendresse.
M. Louis Mercier aurait pu terminer ici son
poème. Il a préféré le continuer et peindre une
suite de tableaux dramatiques.
Le lendemain de sa résurrection, Lazare en proie
à son tourment que n'ont pas dissipé les exhor-
tations des deux femmes, gagne la campagne.
— 126 —
Près de lui, passe un cortège nuplial, et les jeunes
gens, les jeunes filles chantent les mots du Can-
ligue des Cantiques ••
Mets un sceau sur ton cœur, mets un sceau sur ton Ame ;
L'Amour est fort comme la Mort.
Toute l'eau de la mer n'éteindrait pas sa flamme ;
L'Amour est fort comme la Mort !
Oui, l'amour est le maître de la mort. L'amour
chassera la tristesse vague et le trouble sans nom
de Lazare . Il conduira sous son toit une épouse
chérie qui lui donnera des fils nombreux. Il
aimera au lieu de sobsliner à retrouver la trace
de souvenirs éteints. Il vivra. Mais, hélas! ce n'est
plus de l'amour qu'éprouve pour lui Lia, de Beth-
phagé, c'est de la crainte. Lazare, à ses yeux,
n'est plus un homme ; il est celui que Dieu a mar-
qué de son signe, celui qui porte la grandeur du
prodige. Craintive, Lia s'éloigne et Lazare demeure
solitaire et désespéré.
Tandis qu'il continue sa route, le Ressuscité voit
accourir la foule informée du miracle. Lesouvriers
des champs et de la cité, les moissonneurs, les
— 127 —
vignerons, les forgerons, les tisseurs, les potiers,
les marchands, se pressent au-devant de lui. Les
femmes, les infirmes, les boiteux, les lépreux, les
aveugles, arrivent de tous côtés. Une mère, dont
l'enfant est enterré depuis trois jours, tombe aux
pieds de Lazare et lui demande :
— Toi qui reviens du tombeau, je l'adjure,
Parcelle dont le sein t'a porté de longs mois.
Par le cri d'allégresse et le cri de torture
Dont elle a salué la lumière pour toi ;
Je t'adjure, par les entrailles de ta mère.
Toi qui t'es relevé d'entre les morts, dis-moi,
Ce que font les enfants que l'on a mis en terre!
Où vont-ils ? Ont-ils faim ? Ont-ils peur ? Ont-ils froid ?
Et que deviennent-ils sans leur mère dans l'ombre?
Le mien était si frêle! 11 pleurait pour un rien,
11 avait peur, le soir, quand la chambre était sombre.
Alors, je réchauffais ses doigts entre les miens !
Oh ! lorsqu'il vit la mort s'approcher pour le prendre
Comme il serrait mon cou avec ses petits bras.
Blottissant contre moi son corps farouche et tendre !
Elle me l'a pris quand même I...
Lazare, pitié. Dis-moi ce qu'il faut croire...
Les enfants qu'on nous prend nous seront-ils rendus ?
Comment les retrouA-er en cette foule noire
Oii, parmi tant de morts, ils errent confondus ?
— 428 —
Anxieuse, elle attend la réponse, et tous attendent
avec elle. Lazare a les larmes aux yeux ; ses
lèvres remuent; il va parler; non, il s'enfuit.
Chacun le conspue et se moque de lui. Poursuivi
de rires, de sarcasmes et d'insultes, il disparaît.
Honni de la foule, délaissé de celle qu'il aime;
ignorant le secret qu'on réclame de lui, le Ressus-
cité sent s'accroître sa douleur et son incertitude.
Il accepte ce que Dieu a résolu, mais qu'exige-
t-il ? Lazare voudrait connaître « la parole
sublime dont la terre est avide » :
Pourquoi des profondeurs m'avoir fait revenir
Si vous ne voulez pas que ma bouclie profère
Le secret éternel dont ils sont anxieux ?
Alors, le tentateur s'approche. Pourquoi Lazare
invoque-t-il l'aide du ciel ? Le ciel est trop loin de
nous ; il n'écoute pas nos plaintes et rit de nos
ennuis. Pourquoi Lazare veut-il rapporter une
vérité de l'ombre inférieure et la crier à ses
frères? 11 n'y a rien au delà du tombeau. Les
morts sont morts. Dieu lui-même ne peut
enfreindre l'immuable loi par laquelle tout grandit.
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meurt et se remplace. Lazare se trompe ; il n'est
pas ressuscité. L'ordre sacré de l'univers ne souffre
pas cette injure. S'il était permis aux morts de
parler, ils avoueraient que tout est fini quand on
les couche dans la terre :
Puis ils diraient : « Vivants, vivants : aimez la Vie
Si courte; aimez le corps si fragile ; vêtez
De pourpre et de lin pur la chair si tôt ravie.
Hâtez-vous pour la joie et pour la volupté !
Soyez ivres de vin et du souffle des femmes,
Jouissez de vos jours, et goûtez le soleil ! »
Tel est le grand secret que la tombe proclame.
Les morts pour les vivants n'ont pas d'autre conseil.
Cependant les Anciens et les Prêtres, sectateurs
de la Loi et juges au Sanhédrin, réunis chez
Caiphe, se sont inquiétés du miracle qui étend la
renommée et affirme le pouvoir du Christ. Ils ont
décidé la perte de Lazare, à moins qu'il ne recon-
naisse n'être pas descend! au séjour des morts et
ne proclame l'imposture de son maître. Le pru-
dent Sadoc transmet ces propositions au Ressus-
cité dont la maison est cernée par un peuple ivre
et furieux que les Anciens ont séduit.
— 130 —
Du coup, Lazare oublie ses cloutes et ses tris-
tesses ; il repousse les tentations qui rassaillaient
tout à Theure. Transfiguré, il comprend ce que le
Messie réclame de lui. Son rôle n'est pas de pro-
clamer des secrets surhumains, mais d'offrir sa
vie en holocauste, de mourir en témoignant la
vérité. Hardiment, il s'avance et harangue la
foule :
— Quel est celui qui parmi vous
Marche comme un semeur aux mains pleines de vie ?
Quel est celui qui dit des mots simples et doux
Dont la vertu guérit, console et réconforte?
Quel est celui qui dit aux aveugles : Voyez!
Aux boiteux : Marchez I Au paralytique : Emporte
Le grabat où le mal tient tes membres liés !
Au lépreux : Que ta chair soit pure et rajeunisse!
Celui dont on ne peut effleurer le manteau
Sans que quelque bienfait merveilleux en jaillisse?
Quel est celui qu'on voit commander au tombeau
Et qui d'un seul appel de sa voix surhumaine
Du sépulcre étonné fait se lever les morts?
C'est Jésus! C'est le Christ!
Les haineuses clameurs montent. Les pierres
volent. Lazare est près de succomber, quand le
dcudIc, saisi brusquement d'une panique inex-
— 131 —
plicable, est obligé de s'enfuir. Jésus apparaît.
Lazare lui raconte ses tortures récentes, et le
Christ reprend et développe la grande et belle leçon
que Marthe et Marie donnaient, il y a un instant, à
leur frère :
Quand tu les instruirais des mystères sublimes,
Les hommes de ce monde en seraient-ils meilleurs?
Lucifer a roulé dans l'éternel abîme,
Pourtant il contemplait la face du Seigneur !
Ne t'afflige donc pas d'un oubli salutaire.
Laisse ton cœur troublé reposer dans ma paix
Et sache, dans l'amour, adorer et te taire I
L'abondance, le mouvement, les larges images,
l'intensité dramati(]ue de Lazare le Ressuscité se
retrouvent dans la pièce en deux actes que M. Louis
Mercier a intitulée Fonce Pilate, mais non les
libertés d'invention qu'il a prises une première
fois. En écrivant Ponce Pilale le poète semble, au
contraire, avoir soigneusement évité de s'écarter
de tout ce qui n'est pas conforme à l'Evangile ou à
la tradition. Il a, du reste, tiré le meilleur parti de
son sujet, et Ponce Pilate, avec sa lâcheté et sou
ambition. Procula, avec son amour maternel et
— 132 —
sa terreur du coupable jugement, ont un puis-
sant relief. Je ne m'attarderai pourtant pas à ce
drame, malgré sa valeur. Nous avons déjà adressé
à M. Louis Mercier des éloges analogues à ceux
(pi'il mérite et nous ne pouvons que nous borner
à constater que Ponce Pilate est une nouvelle
preuve de la religieuse ferveur de l'auteur de
U Enchantée.
VI
L'œuvre de M. Louis Mercier n'est point achevée
et il nous réserve, j'en suis sur, de belles et nom-
breuses surprises. Mais, s'en tiendrait-il aux recueils
qu'il a publiés, il mériterait encore d'être considéré
comme l'un de nos meilleurs poètes. Il l'est par
sa forme sobre et disciplinée, par le nombre et la
(jualité de son invention, par sa faculté de traiter
les sujets les plus familiers et les plus grandioses,
par son aptitude à tirer de son instrument les
plus frêles accords et les plus puissantes harmo-
nies. Capable de nous ravir ou de nous faire trem-
bler, il sait traduire la douceur d'une habitude
quotidienne etle charme d'une simple émotion, non
moins que nos alarmes les plus pathétiques et nos
— 134 —
plus hautes préoccupations. Il a le respect eï
l'amour de la vie qu'il sanctifie en l'exprimant ;
il nous enseigne le culte de notre passé et la
nécessité d'une discipline ; il nous apprend le sens
divin de nos actes ; il nous dévoile la vie mysté-
rieuse et sacrée des choses. Ce sont là les thèmes
d'une noble et probe poésie et M. Louis Mercier
les a traités, sans défaillance, en artiste éloquent,
adroit et sincère. Aussi bien il n'est point inférieur
à lui-même quand il nous atteste la nécessité de la
foi consolant nos tristes existences et dissipant nos
angoisses, quand il nous persuade d'être dociles à
la divine volonté, et les pieuses effusions des Sept
Paroles, le grave lyrisme de Lazare le Ressuscité
valent les Voix de la Terre et du Temps ou le
Poème de la Maison. Qu'il nous plaise d'envisager
l'œuvre de M. Louis Mercier sous son aspect des-
criptif, pittoresque, évocateur et sentimental ou,
seulemfnt, sous son aspect religieux, il a droit, je
le répète, à une place excellente.
Louvencourt, Paris. Octobre-novembre 1911.
IMPRIMERIE JOUVE ET C'% 10, RUE RACINE, PARIS
BINDING C-CT. JUL 15)970
PQ Bereaucourt, Albert de
2625 Louis Mercier
E52Z65
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